Après la mort d’un grand écrivain qu’on aime, il existe une mince et douce consolation : découvrir que ses livres sont en rupture de stock. Ainsi, j’ai fait trois ou quatre librairies en vain pour trouver Beloved, de Toni Morrison, son chef-d’œuvre le plus connu. Comment se fait-il que je ne le possède pas alors que je suis fan de Toni ? Tout simplement parce que c’est l’un des romans que j’ai le plus prêté autour de moi (donc donné, car les bons livres ne reviennent jamais). Mais son absence en librairie m’a fait sourire, en pensant aux chanceux qui vont découvrir ça pour la première fois.

La mort de Toni Morrison cet été m’a fichu un coup, mais je ne vais pas revenir sur son parcours, qui a été très bien résumé par ma collègue Natalia Wysocka.

PHOTO GUILLERMO ARIAS, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Toni Morrison a reçu le prix Pulitzer en 1988 pour son roman Beloved et le prix Nobel de littérature en 1993.

J’ai plus envie de vous raconter ce que ça fait de lire un roman comme Beloved.

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Je dois remercier l’écrivain Bertrand Gervais pour la découverte. Nous étions en 1993 ou 1994, il était alors un jeune prof au département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, féru de littérature américaine contemporaine pointue. Je ne peux pas dire que j’ai toujours tripé dans son cours en me frottant aux expérimentations littéraires postmodernes des Thomas Pynchon, Kurt Vonnegut ou Don DeLillo. Comme beaucoup de jeunes littéraires débutants, j’étais snob et ne lisais alors que les grands écrivains français, qui devaient idéalement être morts pour avoir mon respect.

Mais parmi ces grands monstres sacrés de la littérature américaine, tous des messieurs blancs, Bertrand Gervais avait mis au programme Toni Morrison, qui venait de recevoir le prix Nobel de littérature, et que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Pour tout dire, je n’avais encore jamais lu d’écrivain afro-américain — aucun écrivain noir, en fait. Avec Beloved, on peut dire que je suis entrée par la grande porte, car même pour les écrivains afro-américains, ce roman représente un tournant. Et par cette porte, en ce qui me concerne, sont entrés, en plus d’autres romans et essais de Toni Morrison, les Frederick Douglass, James Baldwin, Maya Angelou, Octavia Butler, Edwidge Danticat, Ta-Nehisi Coates…

L’œuvre de Toni Morrison rejoint parfaitement la définition que Kundera a faite du rôle du roman : découvrir ce que seul le roman peut découvrir. 

Vous aurez beau lire tous les essais et tous les livres d’histoire sur l’esclavage, aucun ne vous en fera comprendre l’horreur comme Beloved, et cela, en passant par l’extraordinaire beauté du style de son autrice, et l’extrême raffinement de l’architecture romanesque qu’elle a construite. 

C’est en ce sens que ce roman touche à l’universel, car on ne peut en sortir que transformé, touché au plus profond de soi, et devenu avide d’humanité et de dignité dans l’inhumanité de ce crime qui abîme encore aujourd’hui les États-Unis. On comprend bien pourquoi Oprah Winfrey s’est empressée d’acheter les droits pour une adaptation cinématographique en 1998. Le film n’a pas fait date, parce que c’était perdu d’avance : l’expérience de Beloved est purement littéraire.

Pour Beloved, Toni Morrison s’est inspirée, très librement, de l’histoire vraie de Margaret Garner, esclave qui, au milieu du XIXsiècle, après s’être enfuie avec ses enfants, a été rattrapée par des Blancs obéissant aux lois du « Fugitive Slave Act », qui permettaient de « récupérer » des esclaves évadés pour les remettre à leurs maîtres. Margaret Garner a préféré tuer sa fille de 2 ans plutôt que de la voir retourner à l’esclavage.

Dans le très beau documentaire The Pieces I Am, de Timothy Greenfield-Sanders, consacré à Toni Morrison (sorti au cinéma en juin et qui sera bientôt offert en location), l’écrivaine raconte qu’on se demandait à l’époque si Margaret Garner devait être jugée pour meurtre ou pour… dégradation d’un bien. Elle souligne aussi que « l’histoire de l’esclavage est celle d’un homme noir qui veut se libérer de ses chaînes. Il manquait les femmes dans cette narration ».

Au cœur de Beloved, il y a l’histoire de Sethe, ancienne esclave qui, comme Margaret Garner, a tué sa fille pour lui éviter une vie de souffrance. Or dans ce roman qui flirte ouvertement avec le fantastique, Sethe est hantée par le fantôme de sa fille, qui se réincarnera des années plus tard en une jeune femme venant cogner à sa porte et qui dit se nommer Beloved — le seul mot que Sethe a pu faire écrire sur la pierre tombale de son enfant. Morrison parvient à faire de cette mère infanticide une héroïne admirable, mais la réussite de ce roman tient à sa forme complexe, polyphonique, chronologiquement éclatée, soutenue par une écriture poétique d’une beauté à couper le souffle. Tout ce que ce roman dit de la violence du monde, de l’amour maternel, de la force et du courage qu’il faut pour être libre est renversant. Il faut attacher sa tuque avec de la broche quand on entre dans ce livre, mais après cette lecture, les traumatismes liés à l’esclavage qui hantent les Noirs américains encore aujourd’hui vous hanteront aussi, sans possibilité de retour.

En 1988, plus de 40 écrivains afro-américains ont mené une fronde pour que Morrison obtienne le prix Pulitzer pour Beloved – et elle l’a reçu –, décriant le manque de reconnaissance envers ce chef-d’œuvre. Des épais incultes ont crié au politiquement correct. Ils ont reçu toute une gifle quand, cinq ans plus tard, l’Académie suédoise a remis le prix Nobel de littérature à Toni Morrison pour l’ensemble de son œuvre. C’est peut-être l’un des plus jouissifs Nobel à avoir été remis, d’ailleurs.

Faites-vous donc le cadeau de lire Beloved dans votre vie. Du moins, quand il sera de retour en librairie.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS 10/18

Beloved, de Toni Morrison