La minisérie Chernobyl de Craig Mazin fracasse des records d’évaluation sur tous les sites de critiques comme IMDb. Or, c’est la production la moins jojo qu’on puisse trouver. Personne n’aurait pu prévoir qu’une série aussi grise et anxiogène, sur une catastrophe nucléaire qui s’est passée en 1986, aurait un tel succès qu’elle a instantanément éclipsé la finale de Game of Thrones.

On dirait que Chernobyl répond autant à l’écoanxiété des jeunes qu’elle ravive d’anciennes peurs de la guerre froide chez leurs parents, tout en montrant les conséquences fatales d’un déni des faits scientifiques et de la manipulation de l’information. La série a d’ailleurs piqué au vif le nationalisme russe, qui prépare une riposte avec sa propre version à la télé publique.

Il y a peut-être dans ce succès la bizarre nostalgie d’un monde binaire, que la catastrophe nucléaire anéantit d’un coup, en mettant à nu notre interdépendance, malgré les frontières physiques ou idéologiques. Parce que ce qui s’est passé à Tchernobyl, même si la ville était située de l’autre côté du rideau de fer, aurait pu détruire une grande partie de l’Europe.

PHOTO FOURNIE PAR HBO

Chernobyl

Comme la plupart des gens de ma génération, j’ai grandi dans la peur des Russes. Ceux de l’U.R.S.S., dans la dernière décennie de la guerre froide, tels que la culture américaine les représentait. J’avais peur des Russes parce qu’on en parlait tout le temps. Un enfant se remet mal d’un téléfilm comme The Day After, qui montrait les ravages d’une bombe nucléaire (envoyée évidemment par les Russes). En regardant Lance et compte II, on voulait tous que Pierre Lambert aide Sergei, qui brûlait de « passer à l’Ouest ». On espérait tous que les Russes aiment aussi leurs enfants, comme le chantait Sting dans Russians.

J’avais vu Red Dawn, film super tragique de 1984 dans lequel une bande de jeunes scouts protège l’Amérique d’une invasion russe qui arrive d’un coup, en parachute, dès le début (avec l’aide des Cubains). Je voulais, moi aussi, sauver l’Amérique, de mon coin du Québec.

Mon beau-père, éternel hippie, critique acerbe des États-Unis, avait vu ce film par accident, pour faire plaisir à son fils amateur de G.I. Joe, dans un cinéma de New York. En sortant, il avait croisé un Américain en larmes, sincèrement bouleversé par ce que lui considérait comme un navet insupportable, et ils avaient chaudement discuté.

« C’est de la PROPAGANDE !

— C’est du PATRIOTISME ! »

Les deux avaient raison.

Nous adorions ce cinéma américain patriotique quand nous étions enfants, sans recul et sans esprit critique – mon préféré, parce que c’est le meilleur, demeure Rocky IV, que je regarde chaque fois qu’il passe à la télé.

Après la chute du mur de Berlin en 1989 et l’ouverture du premier McDo à Moscou, nous pensions sincèrement qu’eux aussi allaient enfin goûter aux délices de la démocratie, dont l’avenir paraissait glorieux et planétaire. Sauf que nous n’avions plus d’ennemi désigné alors qu’on avait essentiellement carburé à cela. C’était assez clair dans un film comme l’ahurissant Independence Day de 1996, où l’Amérique libérait le monde, tout le monde, ce qui faisait de la fête nationale des États-Unis la fête nationale des êtres humains tous unis… contre les méchants extraterrestres.

L’âge de la colère

Cette période de flottement optimiste s’est brutalement arrêtée en 2001, lors des attentats du 11-Septembre. Voici ce que souligne le penseur indien Pankaj Mishra à propos de cet événement, dans son essai L’âge de la colère  Une histoire du présent, qui vient d’être traduit en français, un livre qui a propulsé Mishra au rang des penseurs les plus en vue quand il a été publié en 2017 : « Le choc pour les esprits naïfs n’a fait qu’enraciner davantage en eux les habitudes intellectuelles de la guerre froide – penser à travers des oppositions binaires de mondes “libre” et “non libre”, de libéralisme et de totalitarisme – tout en ravivant les clichés occidentaux du XIXe siècle à propos du non-Occident. Une fois de plus, l’Occident laïque et démocratique, assimilé à l’héritage des Lumières (raison, autonomie individuelle, liberté d’expression), semblait appelé à soumettre un autre perpétuellement arriéré : l’Islam, en l’occurrence, caractérisé par la peur de la critique et l’allégeance aveugle à un Dieu et une tribu tyranniques. Invoquer la “longue lutte” contre l’“islamo-fascisme” a réveillé de nombreux “anciens combattants de la guerre froide”, qui regrettaient les certitudes idéologiques de la lutte contre le communisme. »

Cet essai passionnant nous fait mieux comprendre à quel point on est mal barré dans les débats actuels, qui ressemblent surtout à des combats de coqs.

Mishra explique comment s’est construite partout où on a voulu imiter l’Occident (ou imposer ses valeurs) une Internationale des exclus de la mondialisation et du libéralisme économique qui ne semblent profiter qu’à une minorité et qui, malgré les différences culturelles, unissent les gens dans le ressentiment, ou ce que Hannah Arendt appelait la « solidarité négative ».

En exportant le modèle, on a aussi exporté ses failles qui se révèlent de plus en plus et qui font actuellement les beaux jours du populisme partout.

Selon Mishra, les violences d’aujourd’hui ressemblent beaucoup à celles provoquées par la première révolution industrielle, mais élargies maintenant à la planète entière – il parle de guerre civile mondiale –, et ce sont des penseurs anarchistes russes comme Bakounine qui auraient le mieux deviné notre présent. Un monde d’humiliés et d’offensés, selon le titre de Dostoïevski, devenus superflus dans leurs sociétés carburant à un progrès qui les rend obsolètes lésés, perdus. Et en colère.

« Cette réaction négative à l’existence de l’autre, où l’envie se mêle à une impression d’humiliation et d’impuissance, s’étend et s’approfondit », écrit Mishra.

Comment construit-on un ennemi ? Ce n’est pas du jour au lendemain. C’est quelque chose de lent, de patient. Une construction collective, qui n’appartient à personne en particulier, mais il faut comprendre que l’ennemi qu’on se désigne nous construit en retour. C’est de bonne guerre.

S’ennuyer des Russes

Avant le 11 septembre 2001, on ne distinguait pas vraiment les femmes voilées des autres femmes « différentes ». Il aura fallu le traumatisme d’un attentat à New York, suivi d’autres, pour les rendre radioactives.

Elles sont devenues un sujet de conversation passionnel, particulièrement dans les partys de Noël. On se retrouve avec le cousin qui parle sans arrêt de prosélytisme comme s’il venait de découvrir un nouveau mot au Scrabble. La tante qui s’affiche farouchement féministe, alors qu’hier, elle les traitait de folles. Pour équilibrer le débat, le jeune neveu militant et sa blonde pensent que la CAQ est l’antichambre de l’enfer fasciste qui nous attend. Grand-maman, celle qui envoie en privé des vidéos de décapitations de Daech – il serait d’ailleurs temps qu’on la sorte de son inquiétant vortex d’algorithmes –, est de plus en plus terrorisée. Elle craint la perte de ses traditions, et c’est difficile de lui expliquer que celles-ci sont bien plus menacées par la crise climatique ou sa petite-fille végane qui refuse de manger sa dinde que par le fait que les musulmans ne mangent pas de porc.

Et puis toi, perdu là-dedans, qui as fini par croire que le compromis Bouchard-Taylor devait passer juste pour que ça arrête, qui lis sur le rapport Mueller et l’ingérence russe dans l’élection américaine, les usines à trolls qui seraient consacrées à pourrir les débats dans le monde parallèle des réseaux sociaux, tu as juste envie de régresser dans ton déni, de revenir à une vieille peur réconfortante de l’ère atomique, et de conclure : « C’est la faute aux Russes. »

IMAGE FOURNIE PAR L’ÉDITEUR

L’âge de la colère – Une histoire du présent

L’âge de la colère – Une histoire du présent

Pankaj Mishra Zulma Essais 442 pages

★★★★