Je n’ai pas été surprise quand j’ai vu en photo Bruno Lalonde tout sourire aux côtés de Mathieu Bock-Côté qui lui rendait hommage dans une chronique. Mais j’ai beaucoup ri. Il n’y a que lui pour se retrouver dans des histoires pareilles.

Bruno Lalonde est libraire depuis 30 ans. Quand il a appris que la discussion que devait avoir Mathieu Bock-Côté avec Louis-André Richard à la librairie Le Port de tête avait été annulée en raison de menaces de gens qui le détestent, il a spontanément proposé de la tenir à sa librairie, Le livre voyageur.

C’est finalement là que le lancement du livre L’empire du politiquement correct de Mathieu Bock-Côté a eu lieu, avec tout le gratin de Québecor. Même Pierre Karl Péladeau est venu faire son tour, ce qui est amusant après que Bruno Lalonde nous a raconté avoir eu des frictions avec lui il y a longtemps, quand il était un jeune libertaire et Pierre Karl Péladeau, un jeune communiste.

Ça, ce n’est qu’une des anecdotes dont la besace de Bruno Lalonde est remplie. Quand j’avais 20 ans, il était mon pusher de livres. Nous habitions le même quartier, il vivait dans une petite piaule qui ne payait pas de mine au-dessus d’une brûlerie, et il me dénichait des Jorge Luis Borges introuvables pour compléter ma collection. J’allais m’acheter une pinte de lait au dépanneur et Ben, le caissier, me sortait de sous son comptoir L’aleph ou Le livre de sable laissés à mon attention par Bruno.

Les trouvailles, c’est sa spécialité. Il a ramassé quantité de livres partout, après la fermeture de commerces, le nettoyage de bibliothèques dans des couvents ou simplement la mort de vieux lecteurs – « la succession est l’ennemie du collectionneur », répète-t-il sans arrêt.

Sa librairie est remplie de titres étonnants et compte une section de livres rares, puisqu’il est aussi membre de la Confrérie de la librairie ancienne du Québec.

Enfant pauvre né dans un quartier pauvre, Bruno Lalonde s’est construit lui-même, et s’est inventé une vie à coups de livres ; c’est ce qui me fascine de lui. Un gars toujours souriant, toujours exalté, qui a le mot « résilience » écrit sur le front.

Je n’ai jamais rencontré un toqué de livres comme lui – et qui les lit, en plus ! Ses appartements croulaient littéralement sous les bouquins, il faisait sans arrêt des ventes-débarras devant sa porte pour respirer un peu, mais c’est ce qui lui a permis d’avoir sa librairie dans Côte-des-Neiges pendant plus de 20 ans, jusqu’à ce qu’il déménage rue Bélanger il y a presque deux ans. Il a dû transférer 50 000 livres dans des boîtes, de quoi rendre fou n’importe qui.

Mais quand je suis entrée dans son atelier-librairie Le livre voyageur, j’ai vu un rêve réalisé. Un rêve dément, mais accompli. « La seule chose qui me manquait, c’est l’amour », me dit-il. Il y a quelques années, Bruno Lalonde a rencontré à 55 ans l’artiste peintre d’origine française Fabienne Roques. Coup de foudre. Deux jours plus tard, il la demandait en mariage, et ils sont mariés depuis trois ans. « J’ai attendu Fabienne toute ma vie, j’y ai toujours cru, nous avons passé chaque jour ensemble depuis notre rencontre. »

Couple fusionnel ? Absolument. Sans complexe et avec bonheur, ça se voit juste à la manière dont ils se regardent, les yeux brillants. Ce qui a plu à Fabienne en Bruno ? « La liberté », répond-elle.

À deux, ils ont créé un cocon d’amour, d’art et de livres.

L’atelier-librairie Le livre voyageur est un projet commun. Quand Bruno me parlait de son rêve, je ne croyais pas qu’ils allaient y arriver. Ils ont cherché longtemps cet immeuble qui leur offrait un appartement et un commerce réunissant la librairie de Bruno et l’atelier de Fabienne. Ce qui faisait partie du projet aussi était de créer une résidence d’artiste. Un petit studio à l’étage, qui donne sur une terrasse commune avec l’appartement des amoureux. Une manière pour eux de recevoir et de se faire des amis intéressants.

« Vous le louez combien ?

— C’est gratuit !

— Vous pourriez peut-être avoir une subvention pour cette résidence ?

— Ah non ! C’est trop de paperasse. Nous, on fait ça pour la gloire ! Il n’y a rien qui rend plus heureux que la gloire ! »

C’est le prolifique écrivain français François Bon, spécialiste de Rabelais, de Lovecraft et des écritures numériques, qui a inauguré la résidence.

Le téléphone ne dérougit pas, dit Bruno, depuis le lancement de Mathieu Bock-Côté. « C’est une rock star ! », lance-t-il. Il faut dire aussi que ça lui a fait de la publicité, tous ces articles qui dénonçaient une censure. « Ce n’était pas une censure, mais de l’intimidation, croit-il. Je comprends Le Port de tête d’avoir reculé, mais il ne faut pas, ça envoie un très mauvais message. »

Péquiste jusqu’au bout

Bruno a toujours été souverainiste et il a soutenu passionnément le Parti québécois (PQ) jusqu’au bout. Contre vents et marées, malgré les déceptions, imperméable aux modes politiques. C’est le pire analyste politique que je connaisse, il se trompe lamentablement chaque fois, et il n’a rien vu venir de la dégelée de l’an dernier. Comme moi dans mes pools quand le Canadien fait les séries. « On a mangé une maudite volée », admet-il en riant, ajoutant que s’il s’implique dans n’importe quel parti, c’est le signe de la fin.

Bruno et Fabienne ont été bénévoles pour le PQ dans Sainte-Marie–Saint-Jacques aux dernières élections. Le récit de cette aventure racontée off the record est digne d’un film de Buñuel, j’en pleure de rire, mais disons que c’était tendu entre quelques factions LGBTQ2 du Village et qu’ils ont démissionné quand Bruno s’est engueulé avec ce qu’il appelle un « homonationaliste ».

Alors François Legault, il en pense quoi ? « Je dois admettre que je suis complètement fasciné par la puissance de son désir, dit-il sincèrement. Il ne voulait pas être autre chose que premier ministre et, malgré tous les départs dans ses rangs, il a tenu bon et il l’est devenu. »

Amour ostentatoire

Je lui demande s’il croit toujours en Dieu, lui qui a lu des tonnes de livres de théologie et qui affirmait autrefois qu’il existait bel et bien.

« Oui, mais je ne fais pas de prosélytisme.

— Regarde qui parle ! Je t’ai vu te promener dans la rue avec une croix ! »

À ce moment, je pense avoir fait une bourde, quand je vois les points d’interrogation dans les yeux de Fabienne. Bruno a eu une passe croyante il y a longtemps, et je l’ai vu une fois, pendant Pâques, faire la procession dans le quartier avec d’autres catholiques, une croix sur l’épaule. C’était une énième expression de son excentricité, qui me rendait hilare, et je l’avais photographié, pendant qu’il retenait son fou rire dans sa sainte marche. Fabienne lève les yeux au ciel, nullement étonnée ni impressionnée.

« Je suis quelqu’un qui dit oui à tout, confie-t-il. Dire oui à tout, ça signifie dire oui aussi à la mort, à la vieillesse, aux désillusions et en même temps à tout ce qu’il y a de beau. »

Bruno a dit oui au pays du Québec (il n’abandonnera jamais son rêve indépendantiste), à la littérature, à la liberté, à un atelier-librairie, mais surtout à Fabienne. C’est pourquoi tous les deux me tordent un bras depuis trois ans pour que je me marie avec mon chum, convaincus des bienfaits de l’union officielle. En partant, je leur promets que si je me marie, c’est à leur librairie que je le ferai.

Le livre voyageur, 2319, rue Bélanger, Montréal