Retournons un peu en arrière, au début des années 60, quand la télévision s'est vraiment installée dans nos vies. Ce fut un choc pour les journaux quotidiens qui perdaient leur quasi-monopole sur la publicité et qui ont ensuite connu une érosion de leur lectorat à mesure que les gens consacraient plus de temps à la télé pour se détendre et s'informer.

Pour protéger les emplois et la fonction essentielle des médias écrits, on aurait pu exiger que les gouvernements agissent, par exemple en limitant la portion des revenus publicitaires que les chaînes de télévision pouvaient arracher aux journaux, ou encore en leur interdisant de faire de l'information pour réserver ce marché aux quotidiens.

Plus récemment, c'est l'internet qui est devenu un acteur publicitaire important, assez pour réduire les revenus des quotidiens et des chaînes télé. Pourquoi ne pas protéger leur marché, soit en interdisant la publicité sur le web, ou encore en prévoyant, à même les fonds publics, une compensation pour aider les médias traditionnels à maintenir leurs revenus ?

Les chaînes d'alimentation ont elles aussi besoin d'aide, confrontées à la concurrence de multinationales comme Costco ou Walmart. Pourquoi ne pas interdire la vente d'aliments ailleurs que dans des magasins dont c'est la fonction première ? Ou encore, pour éviter les ravages d'une concurrence trop féroce, déterminer à l'avance la part de marché de chacune de nos chaînes, IGA, Metro ou Provigo, qui devraient payer pour obtenir ce droit d'opérer ?

On peut imaginer plein d'autres situations où la concurrence, les changements technologiques ou les transformations des habitudes - des clubs vidéo aux salons de barbier - bousculent les façons de faire. Mais les plans de sauvetage que j'ai évoqués sont de l'économie-fiction.

Sauf dans un domaine, où ce genre d'intervention existe bel et bien, celui de la gestion de l'offre.

Pour protéger le marché des producteurs de lait, de poulet, d'oeufs et de dindons, on a mis en place un système qui vise à contrôler la quantité produite : les agriculteurs achètent des quotas qui leur donnent le droit de produire une certaine quantité. Cette limite de la production permet de maintenir les prix plus élevés, mais pour que le système fonctionne, on doit interdire l'entrée du marché aux autres, que ce soient des agriculteurs sans quotas ou des producteurs étrangers, que l'on bloque avec des tarifs astronomiques, 163,5 % pour les oeufs ou 241 % pour le lait.

Cet univers, très différent de ce qu'on connaît ailleurs, s'apparente davantage à l'économie planifiée d'Europe de l'Est d'avant la chute du mur de Berlin.

D'où le choc des agriculteurs quand leur marché protégé est confronté à des règles normales, comme avec les petites concessions faites pour le fromage européen et maintenant pour les produits laitiers dans le Partenariat transpacifique. Ces ouvertures sont infimes, par exemple 3,25 % du marché dans le cas du PTP. Mais elles sont énormes quand on se place dans la logique de la gestion de l'offre.

Elles réduisent ce que les agriculteurs appellent leur marché, parce qu'il leur est garanti. En fait, il s'agit de vous et moi. Dans leur logique, si ce marché s'ouvre un peu à la concurrence étrangère, comme cela sera le cas pour le lait, le marché qui leur est réservé se rapetissera un peu avec comme conséquence inévitable une réduction de la production. Éventuellement, chaque ferme aura un peu moins de quotas, et donc un peu moins de vaches et un peu moins de revenus, parce que la compensation promise par Ottawa sera insuffisante.

Ce scénario d'érosion inexorable tient au fait que ces agriculteurs n'ont pas accès aux outils normaux dont on se sert dans un monde de concurrence. Ils ont créé une prison dont ils ne peuvent plus sortir, une prison de foin.

Réagir en lançant de nouveaux produits ? Impossible, car ces produits, comme le lait, sont génériques. Baisser les prix pour être attrayants ? Inutile, parce qu'on vend son lait à une coop, à un prix fixé. Développer d'autres marchés ? Impossible, parce que comme le Canada a fermé ses frontières, les autres pays font pareil à notre égard. Se battre contre ces produits étrangers qui entreront en plus grand nombre ? Impossible, disent les agriculteurs, parce que nos coûts sont trop élevés - quoique notre agriculture réussisse à être concurrentielle dans d'autres productions non protégées. Il reste une avenue, soit transformer davantage le produit, comme faire du fromage, mais son potentiel est limité.

L'impasse est réelle, quoiqu'elle ait des accents surréalistes. Et s'il y a une solution à cette impasse, c'est d'aider les agriculteurs à se libérer progressivement de ce système clos dont ils sont les prisonniers.