Les chefs des trois grands partis actuellement dans l'opposition ont clairement affirmé que si les élections de lundi prochain portaient Stephen Harper à la tête d'un gouvernement minoritaire, ils ne le soutiendraient pas et renverseraient ce gouvernement.

Je ne veux pas jouer au devin et décliner les différents scénarios politiques qu'ouvrent les derniers rebondissements de cette campagne électorale imprévisible, mais plutôt réfléchir aux implications éthiques et démocratiques de ce refus de laisser vivre un éventuel gouvernement conservateur.

En principe, dans notre tradition parlementaire, le parti qui a remporté le plus de sièges lors d'une élection générale forme le gouvernement. Ne peut-on pas alors voir la décision prise à l'avance par Justin Trudeau et Thomas Mulcair - la situation n'est pas la même pour Gilles Duceppe, qui n'est pas chef d'un parti de pouvoir - comme une façon de changer les règles du jeu ? On pourrait aller plus loin et se demander si le fait de faire tomber le plus tôt possible le gouvernement de M. Harper reviendrait à ne pas respecter la volonté exprimée par les électeurs.

En fait, il est peu fréquent que l'arrivée d'un gouvernement minoritaire soit l'expression d'une volonté populaire. Les électeurs votent rarement pour un gouvernement minoritaire. Dans la plupart des cas, ils souhaitent que le parti qu'ils appuient remporte une victoire claire et qu'il puisse gouverner, sauf, bien sûr, s'ils sont des partisans de partis d'éternelle opposition, comme le Bloc ou le NPD jusqu'à tout récemment. Un gouvernement minoritaire, ce n'est pas un choix, mais plutôt une résultante, quand il y a absence de consensus ou division de l'électorat.

Mais dans le cas précis de cette campagne, où on assiste à une si forte division des électeurs qu'il y a une lutte à trois, on assiste aussi à un phénomène de convergence plutôt rare. Le message de Justin Trudeau et de Thomas Mulcair est sensiblement le même : l'importance de chasser les conservateurs du pouvoir. Les deux partis proposent des politiques qui se ressemblent et défendent une conception du Canada et de ses valeurs qui sont très proches. On peut donc dire que les 55 % des électeurs qui appuient le PLC et le NPD partagent ce même désir de chasser les conservateurs. Ce à quoi on peut ajouter les 10 % qui appuient les verts et le Bloc.

Pour cette raison, une stratégie parlementaire qui empêcherait des conservateurs minoritaires de gouverner irait très clairement dans le sens d'une volonté populaire très majoritaire d'environ les deux tiers des Canadiens.

Par contre, si cette avenue respecte les principes démocratiques, elle pose de sérieux problèmes pratiques parce que nos traditions politiques n'ont pas évolué aussi rapidement que la réalité politique.

Nous n'avons pas encore appris à bien vivre avec des gouvernements minoritaires.

Et pourtant, la disparition graduelle du bipartisme et les nouvelles formes du débat public rendent plus difficile la possibilité pour un parti de remporter la majorité des sièges. En soi, ce n'est pas une mauvaise chose parce qu'il y a une anomalie dans un système uninominal à un tour comme le nôtre, et c'est de souvent confier un pouvoir absolu et sans contrepoids à un parti qui n'a recueilli que 40 % des voix. Théoriquement, on pourrait donc croire que les gouvernements minoritaires sont une bonne chose parce qu'ils reflètent davantage la mosaïque politique.

Mais l'expérience montre qu'ils ne nous ont pas bien servis. Ils sont trop instables, leur durée de vie est trop courte, ils nous plongent dans un climat électoral permanent et favorisent des jeux de coulisses et du marchandage qui servent surtout à assurer leur survie.

À plus forte raison, nous avons encore moins d'expérience pour des formules de coalition ou d'association entre libéraux et néo-démocrates qui pourraient suivre le renversement d'un gouvernement conservateur. À moins, bien sûr, que MM. Mulcair et Trudeau veuillent nous replonger aussi vite en campagne électorale.

Pour que de nouvelles formules fonctionnent ou pour que les gouvernements minoritaires deviennent fonctionnels, il faudra une sérieuse révolution de nos moeurs politiques et de nos traditions parlementaires.