Le mythe voulant que la prospérité menace la solidarité est très tenace au Québec.

Quand j'étudiais en sciences économiques, on utilisait souvent une allégorie pour expliquer les courbes de production, celle du beurre et des canons. Dans une économie, les ressources ne sont pas infinies et le potentiel de production est limité. Il faut donc faire des choix. Plus on produira de canons, moins il restera de ressources pour le beurre, et vice-versa.

Inconsciemment, c'est cette même grille qu'appliquent un grand nombre de Québécois dans un débat très présent dans notre société, celui qui oppose les impératifs du développement économique et ceux de la justice sociale. Il faut faire un choix, dit-on. Et le Québec en a fait un, ajoute-t-on. Le Québec est peut-être moins prospère que ses voisins, mais il est plus égalitaire.

L'argument est attrayant, mais il est faux. Il est faux parce que si on regarde autour de nous, on peut bien voir que l'un n'exclut pas l'autre, qu'on n'a pas à choisir entre les deux. C'est un cas où on peut avoir le beurre et l'argent du beurre. Il suffit de voir ce qui se passe en Europe du Nord.

C'est un thème sur lequel je reviens depuis des années. Et c'est avec plaisir que j'ai vu que le Centre sur la productivité et la prospérité de HEC Montréal, dans le Bilan 2013 qu'il vient de publier, consacre un chapitre très documenté à cette question, avec chiffres et tableaux.

Au Québec, le revenu des 20% les plus riches, après transferts et impôts, est 4,7 fois plus élevé que celui des 20% les plus pauvres. Cela fait du Québec une société moyennement égalitaire. Mieux que les 5,4 du Canada, et beaucoup mieux que les États-Unis, un pays très inégalitaire, où ce rapport est de 7,9, et mieux que les autres pays anglo-saxons. Mais dans tous les pays du nord de l'Europe, les inégalités de revenus sont moindres: 4,5 en France, 4,3 en Allemagne et aux Pays-Bas, 4,0 en Suède, 3,9 en Norvège, 3,6 au Danemark.

Et ces pays, sans exception, ont un niveau de vie supérieur au nôtre: le PIB par habitant, en 2012, était par exemple de 52 771$ en Suède, en dollars canadiens, de 51 739$ au Danemark, de 50 580$ en Allemagne, contre 44 428 au Québec. Malgré leur structure plus égalitaire.

Cela nous dit deux choses. La première est qu'il n'y a pas de règle. On peut être égalitaire, et donc avec un État interventionniste, tout en étant performant, ou on peut être performant et inégalitaire. La seconde, c'est que le Québec, s'il s'y mettait, pourrait augmenter son niveau de vie sans compromettre la justice sociale.

Mais le mythe voulant que la prospérité menace la solidarité est très tenace au Québec. Il est vrai, qu'au Québec, nous partageons mieux la tarte qu'ailleurs en Amérique du Nord, et que cela compense en partie la faiblesse de notre niveau de vie.

Ce qu'on oublie trop souvent de dire, c'est que notre tarte est plus petite, avec une foule de conséquences, comme notre crise fiscale permanente. Ce choix, celui d'être solidaires, mais peu performants, à peu près personne d'autre ne l'a fait. Il serait pas mal plus intelligent de produire une plus grosse tarte et de bien la partager.

En toute honnêteté, il n'est pas tout à fait vrai qu'on peut avoir le beurre et l'argent du beurre. II y a un prix à payer pour concilier justice et prospérité, et c'est d'augmenter la productivité, comme l'ont fait tous ces pays européens. Cela ne repose pas sur l'exploitation - la Scandinavie n'est certainement pas un goulag -, mais sur un changement de stratégie économique et un changement de culture, qui fait assez peur à certains d'entre nous pour qu'ils préférèrent une plus petite tarte.