En soi, le scandale qui secoue le Sénat canadien est assez insignifiant. Mike Duffy, un journaliste conservateur très connu au Canada anglais, nommé sénateur par l'actuel gouvernement, s'est fait reprocher d'avoir réclamé des allocations de logement pour ses séjours à Ottawa en prétendant être un résident de l'Île-du-Prince-Édouard. Une somme de 90 000 $ qu'on lui demande de rembourser.

C'est une tempête dans un verre de scotch comparé aux millions du scandale des commandites ou aux centaines de millions qu'ont coûté aux contribuables québécois les abus dans la construction.

Si cette histoire ébranle le premier ministre Harper, c'est qu'elle frappe là où ça fait mal. Ceux qu'elle indigne le plus sont justement ceux qui composent la base politique même du gouvernement conservateur. Le PC de Stephen Harper, et son ancêtre, le Reform Party, s'inscrivent dans une tradition populiste dont l'un des grands mots d'ordre était l'intégrité.

Et s'il y a une chose que ce courant populiste exècre, ce sont les dépenses ostentatoires et les privilèges associés au pouvoir. Cet incident, où le Sénat ressemble un peu à un bar ouvert, a donc touché un nerf très sensible.

Pour empirer les choses, ce petit scandale touche un autre nerf sensible pour cette même base conservatrice, et c'est la question du Sénat. La réforme du Sénat - élire les sénateurs, rééquilibrer la représentation régionale, donner plus de pouvoirs à l'institution - est la grande demande constitutionnelle des provinces de l'Ouest.

Les incidents des derniers jours rappellent que non seulement le gouvernement conservateur n'a pas réformé l'institution, mais qu'il a plutôt contribué à l'affaiblir, en poussant jusqu'à la caricature la pratique qui consiste à faire du Sénat une planque pour les amis du régime.

D'autant plus que l'affaire Duffy n'est pas la seule. On semble même être en présence d'une épidémie chez les sénateurs nommés par les conservateurs : l'ex-journaliste Pamela Wallin, qui doit justifier 321 000 $ en frais de déplacement, vient de démissionner du caucus conservateur, les écarts de Patrick Brazeau et le non-respect des règles d'éthique de son collègue Pierre-Hugues Boisvenu qui employait sa compagne. Cela soulève bien des questions, sur la sagesse des nominations conservatrices au Sénat et sur le manque évident d'encadrement de ces recrues.

Cette histoire n'aurait pas eu le retentissement qu'elle a connu si le chef de cabinet de Stephen Harper, Nigel Wright, n'avait pas décidé de sortir Mike Duffy de cette situation inconfortable en lui donnant un chèque personnel de 90 000 $ pour qu'il puisse rembourser l'État et mettre fin au débat. Pouvait-il prendre une telle décision, lourde de conséquences, sans en aviser le premier ministre? Comme d'habitude en période de crise, le gouvernement s'est braqué, et M. Harper a défendu l'indéfendable pour finalement accepter la démission de M. Wright.

Pourquoi ce geste est-il condamnable? Si un sénateur conservateur pose des gestes douteux, et que le cabinet du premier ministre, par son intervention, le soustrait à la critique, c'est une façon de passer l'éponge et de donner une caution morale au sénateur fautif.

C'est ainsi qu'on se retrouve en quelque sorte avec une tempête parfaite. Jusqu'ici, plusieurs choses que l'on peut reprocher à ce gouvernement - autoritarisme, manque de transparence, absence de respect des institutions démocratiques- ne mobilisaient que les spécialistes du monde politique et les adversaires convaincus des conservateurs, sans vraiment indigner le citoyen moyen.

Cette fois-ci, le gouvernement Harper a réussi à irriter ces deux clientèles et se retrouve entre deux feux. Pour une fois, la légendaire couche de teflon qui protège le premier ministre semble avoir perdu ses propriétés.