Quel est l'enjeu le plus important de cette campagne électorale, celui dont les conséquences sont les plus lourdes, celui qui contribue le plus à distinguer les deux principaux partis? Je dirais sans hésiter que c'est le taux d'imposition du revenu des sociétés.

Est-ce ma déformation d'économiste qui m'amène à accorder tant d'importance à ce dossier terne, très technique, dont les chefs ne parlent à peu près pas, sauf de façon allusive et indirecte? Pas du tout. C'est vraiment au coeur de la campagne.

L'idée des libéraux de remettre en cause les deux baisses de l'impôt sur les profits annoncées il y a deux ans par le ministre Jim Flaherty - de 18% à 16,5% en janvier dernier, et à 15% en janvier prochain - constitue le fondement de leur plate-forme électorale, en leur procurant les six milliards pour financer leurs engagements. C'est cela qui polarise le débat entre libéraux et conservateurs. Et c'est cela qui permet à Stephen Harper de lancer les pires accusations à l'égard de son adversaire.

Le contraste est frappant entre l'importance de cet enjeu - sur les plans économique, fiscal, idéologique et moral - et la légèreté avec laquelle on l'aborde. Pourquoi les conservateurs ont-ils promis cette baisse? Pourquoi les libéraux s'y opposent-ils? Quels sont les conséquences de ces deux stratégies? Ne comptez pas sur les clips des chefs pour vous éclairer.

Michael Ignatieff a dénoncé ces «5 à 6 milliards par an pour des allégements fiscaux aux plus grandes entreprises», et promet qu'«un gouvernement libéral rendra le régime d'imposition plus juste». Il en fait donc une question de justice, avec des accents d'hostilité pour les grandes entreprises. Stephen Harper dénonce cette promesse libérale comme «un ordre du jour de hausses fiscales qui freinera notre reprise, tuera des emplois et fera retourner les familles en arrière». Le débat s'arrête là: l'injustice contre le chaos.

Il y a pourtant une théorie derrière les baisses de l'impôt sur les profits, mises en place d'ailleurs sous le règne de Paul Martin. La plupart des économistes estiment que c'est une mauvaise taxe, qui ralentit la croissance parce qu'elle réduit la marge de manoeuvre financière des entreprises et donc leur capacité d'investir. En baissant ce taux, on favorise l'investissement, et particulièrement en machinerie et en équipement, qui stimule la productivité.

Soit dit en passant, cette mesure fiscale ne favorise pas directement l'emploi, comme le dit M. Harper, puisque les hausses de productivité peuvent avoir l'effet contraire. Et ce n'est pas le maintien de ce taux à 18% qui provoquera le chaos. Les entreprises ont quand même profité d'une baisse de ce taux de 22% à 18% en quatre ans.

Mais une théorie économique n'est pas une parole d'évangile. Un article du Globe and Mail, qui suggérait que les baisses de cet impôt ne se sont pas accompagnées d'un bond de l'investissement, a relancé le débat. Cela met en relief le fait, comme le notait hier dans ces pages Jean-Pierre Aubry, du CIRANO, que le budget conservateur n'a pas tenté de démontrer les bienfaits économiques de ce cadeau fiscal, même s'il implique des pertes de revenus de plusieurs milliards.

On peut aussi se demander si le moment est bien choisi pour réduire l'impôt des sociétés, quand le gouvernement fédéral est en déficit et qu'il a bien d'autres priorités. Mais en campagne, M. Ignatieff a préféré poser le problème en termes de justice fiscale, ce qui procède davantage du populisme de gauche.

Je ne suis quand même pas naïf. Une campagne électorale n'est pas un colloque de fiscalistes. Mais on pourrait au moins s'attendre à plus de transparence des conservateurs pour démontrer les vertus de leur mesure et plus de retenue des libéraux pour la dénoncer.