Qui a dit que le Sénat canadien ne servait à rien, sinon à offrir à des politiciens non élus une sinécure généreusement financée par les contribuables? Eh bien, ce Sénat mal aimé est en train de débloquer un dossier qui piétinait depuis un quart de siècle.

Qui a dit que le Sénat canadien ne servait à rien, sinon à offrir à des politiciens non élus une sinécure généreusement financée par les contribuables? Eh bien, ce Sénat mal aimé est en train de débloquer un dossier qui piétinait depuis un quart de siècle.

Il est vrai que ce n'est pas un dossier chaud, qui met en cause l'avenir de la nation. Ce dossier, c'est celui des sous noirs, une pièce de monnaie qui ne vaut plus rien et qui ne sert à rien, mais dont on semble incapable de se débarrasser. Mais le comité sénatorial permanent des finances nationales s'est penché sur la question à la demande du ministre des Finances. Après avoir consulté des experts, et réfléchi à la question pendant des mois, son rapport, remis hier, recommande l'élimination de la cenne noire. Tout indique que le ministre Jim Flaherty les écoutera.

C'est un dossier auquel je m'intéresse à temps perdu depuis longtemps. J'ai écrit là dessus pour la première fois il y a 25 ans, ce qui fait de moi un pionnier en la matière. Pas parce que l'enjeu était majeur, mais parce que j'y voyais une allégorie sur l'immobilisme politique : la décision tombe sous le sens, elle est simple à appliquer, mais on ne la prend pas. Pourquoi? La peur des politiciens, l'inertie de la Monnaie royale du Canada, l'ignorance économique.

Quand cette pièce a été introduite en 1908, elle valait environ 25 fois plus que maintenant. Un journal valait 2 ¢, un pain, 5 ¢. Depuis, la pièce, avec l'inflation, a perdu 95 % de sa valeur. Le Mouvement Desjardins a en outre montré que le maintien de cette pièce comportait d'importants coûts, notamment pour les commerces, qui doivent les compter, les stocker, les manipuler, les changer.

Ça fait donc longtemps qu'il aurait fallu l'éliminer. Les tergiversations canadiennes ont déclenché un cercle vicieux. La cenne noire a une valeur si faible que les gens ne s'en servent plus : ils ne les retournent pas, ils ne se donnent plus la peine de les rouler pour les ramener à la banque. Les pièces s'accumulent dans les fonds de tiroir. C'est ce qu'on appelle la thésaurisation. Ce qui mène à un paradoxe. Moins on s'en sert, plus la Monnaie royale est obligée d'en produire pour remplacer celles qui ne retournent pas en circulation.

Dans les années 2000, on en frappait 800 millions par année. On est passés à 1,2 milliard en 2006. Depuis 20 ans, on a ainsi produit 17 milliards de cennes noires, ce qui permettrait, en les mettant bout à bout, de faire sept fois le tour de la Terre. C'est, en gros, 500 pièces par personne, plus d'un kilo de métal ! Pour coiffer le tout, on perd de l'argent, parce que chaque cent coûte 1,5 ¢ à produire. Beau gaspillage.

La principale cause de résistance est la peur de l'inflation, si les commerçants se mettent à arrondir les prix vers le haut. Mais la Banque du Canada a estimé que l'effet inflationniste serait «insignifiant et plus probablement non existant». Parce que l'élimination du 1 ¢ n'affecterait que les transactions au comptant. Les prix eux-mêmes ne changeraient pas, car on ne veut pas tout arrondir, à cause des taxes de vente. Et parce qu'il y a moyen d'arrondir de façon équitable : si les prix qui se terminent par 1, 2, 6 ou 7 vont vers le bas, et ceux qui se terminent par 3, 4, 8 et 9 vers le haut, les hausses et les baisses s'annulent.

Le ministre des Finances Jim Flaherty a donc une belle occasion de passer à l'histoire, ou plus modestement, à la petite histoire. La saisira-t-il?