Les grands projets suscitent invariablement des résistances, parce qu'ils bousculent les gens, qu'ils comportent des inconvénients, qu'ils peuvent engendrer des coûts économiques ou sociaux. Il est très rare qu'un projet soit neutre et qu'il plaise à tout le monde.

Pour que de telles aventures collectives suscitent l'adhésion, elles doivent être capables de susciter un enthousiasme assez puissant pour faire accepter les inévitables inconvénients. Dans une société soucieuse d'environnement et de qualité de la vie, les arguments purement économiques ne suffiront pas.

Cette absence d'éléments mobilisateurs est l'un des grands obstacles auxquels fait face l'industrie naissante des gaz de schiste. Cela s'ajoute évidemment aux enjeux environnementaux et au peu de confiance à l'égard du gouvernement Charest dans ce dossier. Le problème, c'est que le gaz emprisonné dans les couches de shale est du méthane, plutôt que du protoxyde d'azote, ce gaz qui fait rire et rêver.

La plupart des grands projets que le Québec a réussi à mener à bien avaient une âme. Leur succès reposait sur leur capacité de nourrir des élans collectifs. Même dans les projets où l'on dépense des milliards en acier et en béton, le sentiment identitaire et les facteurs culturels entrent en jeu.

Cette réflexion m'est venue en écoutant André Caillé, l'ancien président d'Hydro, maintenant le porte-parole de l'industrie gazière au Québec, qui prenait la parole aux Entretiens Jacques Cartier - une rencontre universitaire franco-québécoise annuelle qui se déroulait à Lyon - pour parler de la communication dans les grands projets. Celui-ci, qui a manifestement beaucoup appris de la crise, analysait les facteurs qui ont permis le succès de grands projets, par exemple la perspective d'une ouverture sur le monde dans le cas d'Expo 67, ou la valorisation du savoir-faire québécois pour la Baie-James.

Il est frappant de voir à quel point ces facteurs identitaires sont absents dans le cas du gaz de schiste. Que représente le gaz pour les Québécois? D'abord une source d'énergie dont ils se méfient et qu'ils n'ont jamais adoptée. Ensuite, une industrie que l'on associe à une autre culture, celle des pays producteurs de pétrole, avec laquelle ils n'ont pas d'affinité. Le gaz, c'est ensuite une industrie largement étrangère, dominée par des entreprises de l'extérieur, avec une technologie venue d'ailleurs.

Rien à voir avec l'hydroélectricité, une énergie renouvelable provenant de la ressource qui définit le Québec, l'eau de nos lacs et rivières. Dans le cas du gaz, il est difficile de s'identifier à une ressource que l'on n'aime pas ou de ressentir de la fierté pour une industrie que l'on ne contrôle pas.

En principe, ce méthane n'est pas un intrus. C'est notre gaz. Mais ce n'est pas si évident, quand les citoyens découvrent qu'ils n'ont pas de droits sur le sous-sol, que les municipalités apprennent qu'elles n'ont aucune prise sur l'industrie, que les bénéfices collectifs prennent la forme de bénéfices encore intangibles.

Pour faire contrepoids à cette absence de lien identitaire, et même à un certain sentiment de dépossession, les promesses d'emplois ou de revenus fiscaux ne suffisent pas à faire contrepoids. Quant au concept d'indépendance énergétique, il est trop abstrait pour frapper l'imagination.

Dans sa présentation, André Caillé a bien essayé d'inscrire le gaz dans les traditions québécoises, en disant qu'il s'agissait de creuser de la roche et de la fracturer, comme pour la Baie-James ou l'Expo - ce qu'il appelé avec humour la «business de la garnotte». L'effort est louable, mais pas très convaincant.

Bref, il ne sera pas possible d'insuffler chez les Québécois un sentiment de fierté face au gaz naturel, qui est perçu comme un cadeau empoisonné, au mieux un mal nécessaire. Cela ne rend pas impossible la tâche de ceux qui souhaitent son développement, mais cela rend le fardeau de la preuve encore plus lourd.