À quel moment précis un pays démocratique tombe-t-il dans le totalitarisme ? Y a-t-il un instant charnière pour nous faire basculer d'un monde tolérant vers la barbarie ?

Si oui, comment le reconnaître ? Comment agir avant que le changement ne devienne irréversible ?

Ces questions tournent de façon obsédante dans ma tête depuis l'arrivée au pouvoir de Donald Trump. Je ne suis pas la seule : elles sont clairement dans l'air du temps.

« Comment construire une autocratie ? », demande le titre d'un article publié dans le dernier numéro de The Atlantic. Son auteur, David Frum, ex-rédacteur des discours de George W. Bush, affirme que toutes les conditions pour l'avènement d'une « démocrature », une dictature revêtue des habits de la démocratie, sont réunies aujourd'hui aux États-Unis.

David Frum se projette en 2021, alors que Donald Trump est sur le point d'amorcer son deuxième mandat. Officiellement, les protections constitutionnelles sont toujours là. Mais en réalité, les droits ont été progressivement grugés depuis son arrivée au pouvoir, grâce aux médias complaisants et à l'indifférence générale.

Nous ne sommes qu'en 2017 et Donald Trump n'a pas encore franchi le cap de ses premiers 100 jours à la Maison-Blanche. Mais les ingrédients de cette politique-fiction sont déjà présents, plaide David Frum. « Si cela se passait au Honduras, on saurait comment ça s'appelle. Mais cela se passe ici, alors nous sommes déconcertés... »

De son côté, le New Yorker vient de recenser deux livres ayant des résonances troublantes avec notre époque. Le premier est autobiographique : Le monde d'hier, de l'écrivain juif autrichien Stefan Zweig. Le deuxième est une fiction : Le complot contre l'Amérique, de Philip Roth.

Stefan Zweig évoque avec nostalgie l'Autriche de sa jeunesse, son rêve d'une Europe pacifique et unie, et la montée du nazisme qui allait propulser le monde dans l'horreur absolue.

« Cela reste une loi inéluctable de l'histoire : elle défend précisément aux contemporains de reconnaître dès leurs premiers commencements les grands mouvements qui déterminent leur époque », écrit-il dans Le monde d'hier.

« Ainsi, poursuit-il, je ne peux pas me rappeler la première fois où j'ai entendu le nom d'Adolf Hitler. »

Il n'était pas le seul à avoir ignoré la montée du Führer, que les intellectuels de l'époque ridiculisaient, « au lieu de s'occuper sérieusement de son programme ». Stefan Zweig raconte comment ses contemporains étaient convaincus que l'État de droit dans lequel ils vivaient était indestructible, tant chacun croyait à la toute-puissance de la Constitution.

« Nous étions persuadés qu'il y avait un certain degré d'inhumanité qui s'éliminait de lui-même et une fois pour toutes devant l'humanité. »

Ce que Stefan Zweig et ses compatriotes n'avaient pas imaginé, c'est ce qu'il appelle « la technique de l'imposture » qui a permis aux nazis d'instiller leur poison à petites doses, en attendant que l'opinion publique s'habitue.

« On n'administrait jamais qu'une pilule à la fois, puis on attendait un moment pour voir si elle n'avait pas été trop forte, si la conscience universelle supportait encore cette dose. »

Cette « méthode de tâtonnement » a fini par étouffer toute parole libre en Allemagne, constate Stefan Zweig qui en a payé personnellement le prix. Peu à peu, des amis ont fait mine de ne pas le reconnaître dans la rue, ses livres ont été interdits, et il a été contraint à l'exil.

Cet effritement graduel a connu un grand coup d'accélérateur : l'incendie du Reichstag, le siège du Parlement allemand, survenu moins d'un mois après l'investiture de Hitler au poste de chancelier. Et qui servira à justifier une vague de répression et de terreur.

Désespéré de voir son univers englouti dans la folie nazie, Stefan Zweig se suicide en février 1942. Il n'aura pas le temps de voir le pire. Ni la fin du pire...

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Publié en 2004, Le complot contre l'Amérique appartient à un genre que l'on appelle uchronie : on recule dans le temps, on change un événement et on imagine ce qui serait arrivé si l'histoire avait suivi un autre cours.

Ici, l'événement en question est de nature politique. Nous sommes en 1941, alors qu'un candidat républicain raillé par les élites, l'aviateur Charles Lindbergh, vient de remporter la présidentielle contre Franklin Roosevelt.

Lindbergh a gagné des votes en promettant que jamais les États-Unis n'entreraient en guerre contre l'Allemagne. Il puise sa force d'un mouvement appelé, tenez-vous bien, America First...

Le coup de génie de Roth est d'ancrer ce roman dans sa propre famille établie dans un quartier juif de Newark. Sans trop entrer dans les détails, on y voit comment l'antisémitisme contamine les États-Unis, où les Juifs finiront par être victimes d'une politique de déplacements forcés, avant d'être ciblés par des pogroms.

L'une des clés du succès du président Lindbergh est le fait d'avoir réussi à obtenir l'appui d'un rabbin très en vue.

« Mais à quoi cela lui sert-il de s'associer à un rabbin ? On sait bien que les Juifs ne voteront jamais pour Lindbergh, se demande un personnage de roman.

- Il ne veut pas vraiment aller chercher le vote juif, il veut plutôt paraître plus "casher" aux yeux de ses électeurs blancs », rétorque le « vrai-faux » père de Philip Roth, qui finira par se résigner à faire ce que d'autres ont fait avant lui : vouloir migrer vers le Canada. Trop tard : la frontière canado-américaine est alors devenue infranchissable...

Il y a, dans ce livre, de nombreuses résonances avec la victoire et les débuts présidentiels de Donald Trump. Toutes les analogies ont leurs limites. Mais je me souviens de discussions, pendant la campagne de Trump, sur les raisons qui l'avaient amené à se montrer sensible aux problèmes des Afro-Américains, après les avoir réduits au stéréotype du « Noir pauvre de l'inner city ».

Pensait-il vraiment aller chercher le vote noir ? Mais non, il voulait juste paraître un peu plus respectable aux yeux des électeurs blancs hésitants...

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J'ai plongé dans ces deux livres au cours des dernières semaines et j'en émerge avec le curieux sentiment de confusion entre la fiction et la réalité, le passé et le présent.

Quand je vois les attaques se multiplier contre les institutions juives aux États-Unis. Quand j'entends Donald Trump annoncer la création d'un bureau d'enquête sur les actes criminels commis par des immigrés illégaux, initiative brutalement xénophobe qui aurait été impensable il y a tout juste quelques mois, il m'arrive de ne plus trop savoir où je suis. Dans Le monde d'hier où un dictateur en devenir distille sa médecine à petites doses ? Dans l'Amérique imaginaire de Philip Roth où les démons du racisme finissent par rôder dans les rues, à la recherche de victimes ?

Puis je reviens à notre réalité : celle d'un monde en ébullition, où la liberté d'expression, menacée par les trolls et l'indifférence, a encore tous ses droits. Celle d'un monde qui, si on n'y prend pas garde, pourrait basculer dans une « réalité alternative ». Mais qui pourrait aussi encore y échapper.