La Pologne est-elle tombée sur la tête?

Prenez cette entrevue que son nouveau ministre des Affaires étrangères, Witold Waszczynski, vient d'accorder au journal allemand Bild.

Il y dresse la liste des maux affligeant son pays, et que son gouvernement s'apprête à éradiquer d'un grand coup de balai.

Parmi ces maladies, associées selon le ministre Waszczynski à une «vision marxiste du monde», il cite : la mixité culturelle et raciale, le cyclisme, le végétarisme, les énergies renouvelables et un rejet de toute forme de religion. Des phénomènes qui n'ont « rien à voir avec les valeurs traditionnelles polonaises...»

Le ministre Waszczynski fait partie du gouvernement formé par Droit et Justice (PiS), un parti de droite populiste qui a gagné avec force les législatives du 25 octobre dernier. Avec 37,5 % des voix et 51 % des sièges au Parlement, majorité sans précédent dans la Pologne post communiste, ce gouvernement s'est lancé dans une série de réformes qui ont, jusqu'à maintenant, épargné les cyclistes et les végétariens.

En revanche, elles attaquent de front deux piliers de la démocratie. Le Tribunal constitutionnel. Et les médias.

À peine un mois après son arrivée au pouvoir, le gouvernement du PiS est entré en collision avec ce tribunal de 15 juges en modifiant sa composition et son mode de fonctionnement. Objectif : limiter sa capacité de bloquer les décisions votées par le Parlement.

En décembre, le gouvernement du PiS s'est attaqué à sa deuxième bête noire : les médias. Avec un gros chambardement au sommet de la radio et de la télévision publiques.

Quant aux opposants qui protestent contre cette dérive autoritaire, ce sont des «communistes et des voleurs», a récemment résumé le président du parti, Jaroslaw Kaczynski.

Frère jumeau de l'ancien président Lech Kaczynski, mort dans un accident d'avion au printemps 2010, ce dernier est considéré comme le véritable homme fort de la Pologne, celui qui tire les ficelles du pouvoir.

L'homme n'a pas l'habitude de mâcher ses mots. Il a déjà décrit les réfugiés comme des vecteurs de «choléra, de dysenterie et de toutes sortes de parasites».

Ainsi donc, après une décennie de croissance économique unique en Europe, après deux mandats d'un gouvernement centriste et pro-européen, la Pologne vient d'entrer dans une dérive ouvertement inspirée par l'exemple de la Hongrie - pays dirigé d'une main de fer par le premier ministre Viktor Orban.

La procédure est connue : il s'agit d'émasculer progressivement tous les contrepoids démocratiques pour concentrer le plus de pouvoir possible dans les mains d'un seul courant politique.

Dans le cas du PiS, il s'agit d'un courant anti-européen, xénophobe et socialement conservateur qui tire sa force de sa sensibilité aux doléances de ceux qui sont restés au bord de l'autoroute de la croissance...

Même si son programme était connu, la rapidité et la brutalité avec laquelle le gouvernement de Beata Szydlo a lancé ses réformes a causé la surprise générale, dit l'analyste polonais Aleksander Smolar. Selon lui, ce « blitzkrieg » législatif, que la version polonaise de Newsweek a décrit comme un « viol de la Pologne », crée une vague de mécontentement, même chez certains électeurs du PiS.

Aleksander Smolar croit que le nouveau gouvernement se dépêche de faire adopter ces mesures impopulaires avant de distribuer des « bonbons » aux familles, dans l'espoir de faire passer la pilule.

Mais une partie importante de l'opinion publique craint que ce ne soit que le début d'un grand démantèlement de la démocratie polonaise, 27 ans après la chute de la dictature communiste.

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« Avec ce gouvernement, la Pologne va dans la même direction que la Hongrie, mais beaucoup plus vite, avec la menace d'un retour au totalitarisme », affirme Mateusz Kijowski, un informaticien qui s'est retrouvé à la tête d'un mouvement de contestation spontané qui a essaimé à travers tout le pays.

C'est lui qui a lancé la page Facebook du Comité de défense de la démocratie (KOD), initiative inspirée d'un mouvement qui s'était opposé au régime communiste dès les années 70.

« J'ai ouvert cette page le 19 novembre. Le soir même, nous avions récolté 100 appuis, le lendemain, nous étions 200, et le surlendemain, 300 », raconte Mateusz Kijowski, joint hier à Varsovie.

Aujourd'hui, le KOD rejoint 55 000 membres et 100 000 sympathisants. À la mi-novembre, des dizaines de milliers de Polonais ont suivi son appel à protester contre les réformes lancées par le gouvernement. D'autres manifestations, à la défense des médias et du Tribunal constitutionnel, sont prévues pour ce week-end et la semaine prochaine.

La dérive de la Pologne est inquiétante. Ce pays de près de 40 millions d'habitants est un poids lourd au sein de l'Union européenne. La Commission européenne, qui l'a déjà averti de ne pas saper les valeurs fondamentales de l'UE, doit se pencher sur son cas la semaine prochaine. Mais même si, techniquement, elle pourrait lui imposer des sanctions, politiquement, il est peu probable qu'elle en vienne à déployer les grands moyens pour faire entrer la Pologne dans le rang.

D'ailleurs, ce n'est pas ce que recherchent les opposants du PiS. « Nous ne voulons pas que l'Europe nous punisse, dit Mateusz Kijowski. Mais nous avons besoin d'une déclaration claire, d'un appui intellectuel pour empêcher ce gouvernement de détruire les principes fondamentaux de la démocratie. »

Le bras de fer polonais ne fait que commencer. À suivre.