Douze jours après l'explosion de l'Airbus de la compagnie russe Metrojet, qui s'est disloqué au-dessus du Sinaï égyptien, l'hypothèse d'un attentat terroriste paraît de plus en plus vraisemblable. Même la Russie a fini par l'évoquer, cette semaine, après l'avoir rejetée comme parfaitement improbable.

Aujourd'hui, il n'y a plus que l'Égypte pour écarter ce scénario. Un déni compréhensible: le cas échéant, l'attentat qui a coûté la vie à 224 personnes aura révélé le fiasco de la politique que le gouvernement égyptien mène dans le Sinaï, cette péninsule désertique enclavée entre la mer Rouge et la Méditerranée.

C'est dans la station balnéaire de Charm el-Cheikh, dans l'extrême sud du Sinaï, que l'éventuelle bombe pourrait avoir été placée à bord de l'appareil. Et c'est une organisation djihadiste bien implantée dans le nord du Sinaï, et affiliée au groupe État islamique, qui a revendiqué l'attentat. Wilayat Sinaa, ou «province du Sinaï», organisation parapluie qui a absorbé tous les groupuscules radicaux de la région, constitue d'ailleurs la plus importante métastase de l'EI hors de la Syrie et de l'Irak.

Que se passe-t-il donc dans ce triangle sablonneux qui abrite une population de moins d'un demi-million d'habitants et dont la superficie égale deux fois celle de la Belgique?

Pour résumer: négligé depuis des lustres par l'État égyptien, le nord du Sinaï agit comme une sorte de caisse de résonance des conflits de la région. Marginalisée, abandonnée par Le Caire, la région est aussi devenue un refuge pour les djihadistes les plus radicaux, une route de choix pour les trafiquants de tout acabit et les passeurs.

Petit rappel historique: le Sinaï est tombé sous contrôle israélien après la guerre des Six Jours, en 1967. Il a été repris par l'Égypte dans la foulée des accords de paix israélo-égyptiens, signés en 1978.

Cette entente soustrait une partie du Sinaï au contrôle militaire égyptien. Mais si la région s'est à ce point radicalisée au fil des ans, ce n'est pas seulement faute de surveillance militaire. C'est aussi parce que les autorités égyptiennes ont laissé sa population, formée en majorité de Bédouins, croupir dans la plus grande pauvreté. Et aussi parce que le Sinaï est devenu le déversoir des djihadistes, venus y chercher refuge et propager leurs idées.

Le journaliste égyptien Mohannad Sabry, qui a couvre la région depuis plusieurs décennies, situe les débuts de la radicalisation du Sinaï dans les années 90, alors que les autorités égyptiennes se lancent dans une opération de répression des mouvements islamistes radicaux. Plusieurs se sont alors mis à l'abri dans le désert du Sinaï.

Durant la décennie suivante, les guerres intestines dans la bande de Gaza ont aussi refoulé vers le Sinaï des cellules djihadistes palestiniennes.

Après la révolution égyptienne de 2011, la police nationale a carrément perdu tout contrôle de la péninsule, où les armes «libérées» par un autre soulèvement, celui qui a secoué la Libye, ont pu se répandre en toute liberté.

On estime que Wilayat Sinaa regroupe quelque 600 militants du djihad. L'organisation a-t-elle l'appui de la population? «Absolument pas», affirme Mohannad Sabry. Beaucoup de Bédouins collaborent même avec les autorités égyptiennes qui essaient aujourd'hui de combattre les djihadistes.

Le problème, c'est que l'EI a accès à un formidable terreau de recrutement parmi les personnes les plus vulnérables de cette population déshéritée, explique Mohannad Sabry. Les habitants du Sinaï sont peu éduqués, ils n'ont pas d'emploi, sont victimes d'un gouvernement indifférent et corrompu. «Ça ouvre la porte à la radicalisation.»

D'autant que les Bédouins peinent à se sentir pleinement égyptiens, note Ivan Sand, spécialiste du Sinaï et chercheur à l'Institut français de géopolitique.

Il rappelle que les Bédouins du Sinaï ont un statut particulier en Égypte. Il leur est difficile d'accéder à la propriété ou de s'enrôler dans l'armée. Et ils ont le sentiment d'avoir peu profité des investissements touristiques dans la région.

Il y a donc, dans le Sinaï, «une population qui a de bonnes raisons de se rebeller, et une idéologie extrémiste qui table là-dessus pour faire du recrutement».

Depuis deux ans, le Sinaï est aussi devenu un territoire fermé aux médias, interdits d'accès par le gouvernement égyptien.

Ce qui s'y passe, hors du regard des médias, c'est un conflit opposant les groupes djihadistes et l'armée égyptienne, qui a fini par investir le Sinaï, avec l'accord d'Israël - qui craint, lui aussi, l'impact de cette radicalisation.

Le conflit s'est exacerbé depuis le coup d'État militaire qui a chassé du pouvoir le président égyptien Mohamed Morsi, proche des Frères musulmans, il y a un peu plus de deux ans.

Des centaines d'attentats ont été commis depuis, surtout contre les forces de sécurité égyptiennes. Mais aussi, possiblement, contre l'avion russe qui a décollé de Charm el-Cheikh le 31 octobre dernier.