Il y a la photo d'un secouriste qui tire de l'eau un enfant immobile, couché sur le dos, les bras ouverts, les cheveux dans le courant. Ses yeux sont fermés. Il est mort.

Une autre photo. Cette fois, l'enfant est couché sur le ventre, le visage enfoui dans la boue.

Puis une autre: un garçon de 6 ou 7 ans est affalé sur un lit de roches et de cailloux. Et celle-ci: un bébé dans un sac blanc, le genre de sac dans lequel on enveloppe les morts. Bientôt, une fermeture éclair se refermera sur sa courte vie...

Vous en avez assez? Moi aussi. Mais ce n'est pas parce que je vais cesser de regarder ces photos que la tragédie qu'elles documentent s'arrêtera, elle aussi.

Ces images insupportables ont été captées entre le 15 octobre et le 1er novembre, à Lesbos, l'île grecque que tentent de rejoindre chaque jour des centaines de réfugiés syriens, irakiens ou afghans. Certains réussissent la traversée. D'autres pas.

Ces derniers sont si nombreux qu'on ne sait plus où les enterrer. Les cimetières de Lesbos débordent et les autorités locales sont réduites à jeter les corps dans des fosses communes, sans même prendre la peine de les identifier.

Il y a deux mois, la photo du petit Aylan, garçon syrien trouvé mort sur une plage turque, a provoqué une onde d'indignation internationale. Le genre de réaction qui nous donne l'impression qu'on a atteint un tournant. Qu'après, le massacre va se terminer.

Comme l'illustrent les photos macabres diffusées quotidiennement par les agences de presse, en réalité, rien n'a changé. Les réfugiés prennent toujours la mer dans leurs Zodiac trop pleins, ils affrontent des vagues de plus en plus dangereuses, à l'approche de l'hiver. Rien ni personne ne les empêche de se jeter à l'eau, portés par cet espoir fou: atteindre l'Europe.

«Chaque jour, deux Aylan», titrait jeudi en première page le quotidien Libération, qui a estimé à au moins 108 le nombre d'enfants morts en mer Égée depuis la publication de la fameuse photo du gamin au t-shirt rouge.

Pourquoi cette image avait-elle soulevé une telle réaction, tandis que les autres, celles qui ont été publiées depuis, n'ont eu aucun impact? Y avait-il quelque chose dans la photo du petit Aylan que les autres n'ont pas? Ou bien a-t-elle épuisé toutes nos capacités de révolte?

J'ai posé la question à Susan Moeller, professeure de journalisme à l'Université du Maryland, et auteure de l'essai Compassion Fatigue.

«Une foule de gens en danger n'a pas de visage, y écrit-elle. Mais un seul enfant en danger attire notre attention et nous pousse à agir. Cependant, un enfant, suivi d'un autre enfant, et d'un autre, et d'un autre, et d'un autre, c'est trop.»

Autrement dit, le public éprouve plus de sympathie pour un individu que pour une foule. Mais en multipliant les histoires individuelles, on finit par recréer l'effet anonyme de la foule.

La photo du petit Aylan nous aurait tant touchés parce qu'elle était, en quelque sorte, inédite?

Non, il y a plus, dit Susan Moeller. Cette photo-là avait tout ce qu'il faut pour émouvoir. Quand les images sont trop choquantes, on a tendance à détourner les yeux. Ici, on ne voyait ni blessure ni contusion.

Les vêtements du garçon avaient quelque chose de familier. «Ces espadrilles auraient pu être celles de mon fils, son t-shirt ressemblait à quelque chose que votre enfant pourrait porter, note Mme Moeller. Cette image était à la fois spécifique et générique, elle donnait envie de le protéger comme on protégerait notre propre enfant.»

Cet enfant, aussi, avait un prénom et un nom, et un père rescapé qui pouvait raconter son histoire.

Ceux qui sont morts depuis sont restés anonymes. Et puis, ils sont morts après Aylan, à un moment où les photos d'enfants noyés sur une plage grecque ou turque avaient déjà perdu leur capacité à nous émouvoir.

«Quand vous avez vu une photo d'un enfant mourant de faim, c'est comme si vous les aviez toutes vues...», écrit Susan Moeller.

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Le petit Aylan ressemblait «à l'enfant de quelqu'un» constatait le quotidien The Independent au lendemain de la publication de la célèbre photo.

Mais ces enfants qui meurent en mer, chaque jour, sont TOUS les enfants de quelqu'un. Comme ceux qui mourront demain, et après-demain et le jour d'après, si rien n'est fait pour les aider.

Toutes ces morts ne relèvent pas d'une fatalité. Ces enfants ne sont pas assassinés par un voisin, ne succombent pas à une épidémie ou à une famine dévastatrice.

Ces morts sont parfaitement évitables. Avec plus de patrouilles en mer pour sauver les victimes des naufrages. Et avec de meilleures voies d'accès aux pays occidentaux, pour que les familles cessent de se lancer sur des embarcations dangereuses.

Comme l'écrit Melissa Fleming, porte-parole du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, «aucun être fuyant la guerre ou la persécution ne devrait mourir en traversant la mer à la recherche d'un refuge».

C'est tout.

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Pour joindre notre chroniqueuse: agruda@lapresse.ca