De quelles options dispose un parti politique ayant dirigé sans partage pendant plus d'une décennie, à l'issue d'une élection où la majorité des sièges lui échappe?

Eh bien, il peut toujours déclencher de nouvelles élections, dans l'espoir d'aboutir à de meilleurs résultats. Et profiter de la campagne électorale pour agiter quelques vieux démons comme la haine ethnique et la peur.

Vous avez compris que ce qui précède n'a rien à voir avec la campagne électorale en cours au Canada... Le pays dont il est question ici est la Turquie, qui a été frappée, la fin de semaine dernière, par la pire attaque terroriste de son histoire.

Avec une centaine de morts, le double attentat a causé un véritable carnage en plein coeur d'Ankara. Il a aussi fait surgir le spectre d'une guerre civile, à deux semaines d'un scrutin où le Parti de la justice et du développement (AKP), en poste depuis 13 ans, joue sa survie.

Au moment où j'écris ces lignes, tout indique que les deux kamikazes qui ont semé la terreur dans la capitale étaient liés au groupe État islamique. Ce n'est pas l'AKP qui a appuyé sur le détonateur, conviennent les analystes. Mais l'absence de policiers sur le lieu du vaste rassemblement pacifiste où les terroristes se sont fait exploser, samedi, révèle une troublante faille de sécurité.

L'AKP «n'a pas orchestré ces attentats, mais il a permis qu'ils aient lieu», dit le politologue Umut Ozkirimli. Opinion que partagent une majorité de Turcs. «Tout le monde croit que ce problème de sécurité, c'était plus que de l'incompétence.»

Arrivé au pouvoir en 2002 sous l'étiquette «islamiste modéré», le gouvernement de l'AKP a commencé son règne par des réformes bienvenues. Il a aboli la peine de mort, rétabli le dialogue avec la minorité kurde, tout ça dans l'espoir de se joindre à l'Union européenne.

Mais le rêve européen ne s'est pas réalisé, et avec le temps, l'AKP est devenu de plus en plus islamiste et de moins en moins modéré. Il n'a pas non plus tenu sa promesse de probité et a été entaché par un méga-scandale de corruption, impliquant la famille de l'actuel président (et ex-premier ministre) Recep Tayyip Erdogan.

Il y a deux ans, l'insatisfaction populaire a culminé en un mouvement de protestation durement réprimé. Ce qui a conduit à une chute de popularité qui a fait passer l'AKP sous le seuil de la majorité parlementaire aux législatives du 7 juin dernier. Et c'est un parti représentant la minorité kurde, le HDP, qui a profité de ce déclin.

Incapable de former un gouvernement, l'AKP a décidé de tenir un nouveau vote le 1er novembre. En soufflant, cette fois, sur les clivages entre Turcs et Kurdes.

Le gouvernement «joue la stratégie de la tension pour réduire le vote en faveur du HDP», dénonce le journaliste turc Ragip Duran.

Le pouvoir joue sur la division. «Il a diabolisé le leader du HDP et a ouvert la porte au discours anti-kurde», note une autre journaliste turque, Amberin Zaman.

Les tensions se sont exacerbées au cours de l'été. En juillet, un premier attentat frappe la ville de Suruc, à la frontière de la Syrie. Son auteur serait le frère de l'un des kamikazes de samedi...

Plusieurs observateurs craignent aujourd'hui que la Turquie ne fonce carrément vers la guerre civile. Les Turcs ont peur de prendre le métro, craignent les centres commerciaux.

Le pays a rarement été aussi divisé. Les divisions s'exacerbent autour de toutes les lignes de faille possibles: entre laïcs et religieux, Turcs et Kurdes, sunnites et alévis (équivalent des alaouites syriens), signale le politologue Cengiz Aktar.

D'un côté, un pays divisé comme il l'a rarement été. De l'autre, un gouvernement qui, selon Cengiz Aktar, a concentré le pouvoir entre ses mains et est «prêt à tout pour le garder et éviter de rendre des comptes». Une recette parfaite pour une catastrophe.

Depuis deux ans, donc, la Turquie fonce vers un mur, sur fond d'espoirs déçus et de croissance économique dégonflée. Sans oublier la guerre civile qui déchire la Syrie voisine et qui contribue à radicaliser une frange de sa propre population.

Paradoxalement, à deux semaines du prochain scrutin, la stratégie de l'AKP ne semble pas porter ses fruits. Les sondages indiquent plutôt que son taux de popularité a fléchi de quelques points. Le scénario d'un gouvernement majoritaire devient de plus en plus improbable. Et ce qui attend le pays au lendemain du 1er novembre est imprévisible.