D'abord, cette question angoissante: «Nous sommes perdus, pouvez-vous nous dire où est l'île de Kos?»

Puis, deux cartes maritimes et une série de réponses. «Ce que vous voyez maintenant n'est qu'un tas de cailloux, l'île de Kos est droit devant.» Ou encore celle-ci: «Continuez tout droit, Kos est encore loin.»

L'échange a eu lieu vendredi, sur l'une des pages Facebook les plus populaires parmi les demandeurs d'asile en route vers l'Europe: celle du poète et écrivain syrien Lukman Derky.

IMAGE TIRÉE DE FACEBOOK

Avec ses 61 000 abonnés, cette page forme une sorte de grand tableau d'information sur les écueils qui attendent les réfugiés sur leur route vers le nord.

Avec ses 61 000 abonnés, cette page forme une sorte de grand tableau d'information sur les écueils qui attendent les réfugiés sur leur route vers le nord. On peut y trouver autant les coordonnées d'une embarcation en chemin vers la Grèce que des conseils sur la meilleure manière d'atteindre la Suède depuis l'Allemagne, une liste de numéros de téléphone ou des nouvelles d'un groupe particulier coincé quelque part entre la Serbie et l'Autriche.

«Une centaine de personnes viennent de passer de la Croatie à la Hongrie, quelqu'un aurait-il de leurs nouvelles?», demandait un internaute inquiet prénommé Mazen, il y a quelques jours.

«Le bateau de Kiel (Allemagne) à Goteburg (Suède) coûte 60 euros pour les touristes, mais 20 euros pour les réfugiés», précise une autre publication.

En réalité, Lukman Derky, 49 ans, qui a lui-même trouvé asile en France, où il vit depuis un peu plus d'un an, n'aime pas trop le mot réfugié. Pour décrire ces masses de gens en fuite, il utilise plutôt le mot arabe «nafar», qui signifie «personne», ou «individu». Au pluriel, ça donne: nafarat.

C'est par ce mot que les passeurs désignent les désespérés qu'ils embarquent sur leurs bateaux de fortune entre la Turquie et la Grèce. «Ils disent: nous avons 25 individus», explique l'écrivain, à l'occasion d'une rencontre dans un café de la place Saint-Michel, à Paris.

Par dérision, donc, les réfugiés sont devenus des individus, ou des «nafarat» sur la page Facebook que Lukman Derky a mis entièrement à leur disposition. Établi à Avignon, l'auteur insiste pour dire que cette page est d'abord et avant tout un lieu de rencontre, un babillard interactif, bien plus qu'un lieu dont il serait lui-même le héros. «Ne parlez pas trop de moi», avertit-il.

Ce n'est pas le seul rendez-vous web sur la route de l'exode. Une autre page Facebook, «Stations of the Forced Wanderers» (en traduction libre: Étapes de l'errance forcée) rejoint 113 000 de ces vagabonds, à la recherche d'informations sur les meilleurs endroits où passer une frontière, ou encore sur les conditions maritimes et la hauteur des vagues sur la mer Égée.

Il y a quelques jours, par exemple, on pouvait y lire des conseils sur la manière d'éviter les mines que la guerre civile du début des années 90 a semées à la frontière entre la Serbie et la Croatie.

Mais la page de Lukman Derky a un ton particulier. Il lui arrive d'y écrire, aussi, des textes satyriques, notamment des anecdotes incarnées par deux personnages qu'il a créés pour l'occasion: Oncle Cheikh et Hamoud, son neveu. Dans un de ces sketches, Hamoud revient d'une promenade avec un chien en aboyant. «Vous voyez comme il s'est bien intégré», commente son oncle.

«Les gens ont besoin de rire, même quand ils vivent une tragédie», dit Lukman Derky.

Dans ses propres commentaires, Lukman Derky utilise une langue «proche des gens, rien à voir avec les intellectuels arabes arrogants et condescendants», dit Mohammed Shaban, journaliste syrien qui a, lui aussi, atterri en France, et qui nous sert d'interprète.

«Quand je le lis, il m'arrive de ne pas savoir si je dois rire ou pleurer.»

Parfois, Lukman Derky déconne carrément - ce qui ne l'empêche pas de transmettre des informations vitales pour les exilés. «Voici une annonce du comité d'Études de la culture des Nafarat: ne faites pas prendre vos empreintes digitales en Hongrie.»

La page Facebook de Lukman Derky est aussi une collection de cartes postales de Munich, Berlin ou Stockholm... Condition pour être publié: faire le V de la victoire en arrivant à destination. «Je ne veux pas que les Syriens aient l'air de victimes, je veux que nous soyons des gagnants.»

La page Facebook recueille des témoignages de ces «vagabonds» depuis pas loin de trois ans. Mais ce n'est que maintenant qu'elle attire l'intérêt des médias occidentaux. «Vous savez, cette crise, vous la voyez seulement maintenant, parce qu'aujourd'hui, les réfugiés frappent à vos portes», fait valoir le poète.

Lui-même regrette-t-il son pays? A-t-il la nostalgie d'un univers perdu?

«Un nafar ne regrette pas ce qu'il a perdu, il n'est pas nostalgique, il regarde vers l'avenir.»