C'est une image forte, du genre de celles qui restent incrustées dans votre esprit. C'est aussi une image d'une grande simplicité: celle d'un petit gilet de flottaison jaune vif. Pas une vraie veste de sauvetage, mais un truc gonflable, en plastique, comme on en enfile aux enfants dans une piscine, sous la surveillance de leurs parents.

Simon Bryant a vu le gilet alors qu'il rangeait des vestes de sauvetage sur le Phoenix, ce bateau qui sillonne la mer Méditerranée à la recherche de réfugiés en détresse.

«Je me suis demandé qui avait bien pu penser se protéger avec ça, en pleine Méditerranée, c'était pathétique», lance le médecin canadien que j'ai joint hier à Malte, où il attend son prochain départ en mer.

Établi à Canmore, en Alberta, Simon Bryant participe à la mission lancée conjointement le 2 mai par Médecins sans frontières, et MOAS (Migrants Offshore Aid Station), une organisation humanitaire qui se consacre à la prévention de catastrophes maritimes.

En un peu plus de deux semaines, le Phoenix a secouru 1440 personnes. Un appel de détresse lui a permis de retracer une «cargaison» de 600 migrants, entassés sur un bateau de pêche. D'autres fois, c'étaient des embarcations pneumatiques transportant jusqu'à une centaine de personnes chacune.

Il a soigné des Somaliens qui avaient l'abdomen lacéré par des cicatrices, témoignant de la guerre civile à laquelle ils tentaient d'échapper. Il a vu des Érythréens, des Gambiens, des Ghanais souffrant de gale, de fractures mal ressoudées, de plaies infectées, de cicatrices de morsures de chiens - signes des conditions dans lesquelles ils avaient attendu le jour de la grande traversée, dans un cageot libyen. Sans oublier les abrasions, coupures, hypothermie et traumatismes psychologiques subis durant la traversée.

Certains étaient en mer depuis une dizaine d'heures. D'autres depuis deux jours. Ils fuyaient la guerre, la dictature, la pauvreté. Les passagers d'un des bateaux écopaient l'eau en priant pour ne pas sombrer. «Aucun d'entre eux ne méritait de mourir», dit-il.

Par une curieuse ironie du destin, Simon Bryant a immigré au Canada à l'âge de 3 ans. Il y est arrivé en bateau, lui aussi, depuis l'Angleterre. Mais c'était en toute légalité et en toute sécurité.

Et quand il regarde ces bateaux de fortune affronter la mer à quelques dizaines de kilomètres au large de la côte libyenne, il n'arrive pas à oublier sa propre traversée vers un pays construit par des vagues successives d'immigrants.

Il est conscient de sa chance. «Eux, ils ont perdu à la loterie de la vie. Mais j'aurais pu être l'un d'entre eux.»

Les passagers de ces bateaux ne sont pas tous des démunis. Simon Bryant a en mémoire une rescapée érythréenne, ingénieure civile de formation. «Quand je vois des gens comme elle, je me dis qu'il devrait y avoir pour eux d'autres manières d'émigrer, des façons légales et sécuritaires.»

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En fait, la tragédie humaine qui se déroule depuis quelques années en Méditerranée tient tout entière dans cette petite phrase. Il y a encore une trentaine d'années, la route pour l'Europe était ouverte à tous ceux qui voulaient bien venir y travailler, munis d'un visa de touriste, avec la possibilité d'aller et venir entre leur pays d'adoption et leur pays d'origine

La signature des accords de Shengen, en 1985, a permis aux Européens de se déplacer librement à l'intérieur de leurs frontières - mais les a incités à fortifier leurs frontières extérieures. Dès les années 90, l'Europe devient une forteresse. Le hasard des guerres, des dictatures et des crises humanitaires pousse de plus en plus de désespérés sur la route du nord. Mais aujourd'hui, ils le font au péril de leurs vies.

Entre les mois de janvier et avril derniers, 1600 migrants ont été avalés par la Méditerranée. C'est 30 fois plus que durant la même époque, l'an dernier. Le nombre de migrants explose. Celui des victimes aussi.

L'horreur du dernier grand naufrage, qui a emporté 800 passagers, a poussé les pays de l'Union européenne à réagir. La Commission européenne a accouché d'une proposition visant à mieux répartir les migrants à travers l'UE. L'Europe cherche aussi à obtenir le feu vert de l'ONU pour une offensive musclée contre les passeurs.

Ces propositions seront étudiées le mois prochain. Mais dans les deux cas, l'Europe fait fausse route, tranche François Crépeau, politologue québécois qui agit comme rapporteur spécial de l'ONU pour les droits de l'homme des migrants.

Sévir contre les passeurs, c'est comme interdire les drogues ou l'alcool, on ne fait que renforcer les cartels et les mafias, affirme ce grand spécialiste des migrations humaines. Quant aux quotas, les 20 000 réfugiés annuels à partager entre les 28 membres de l'UE, c'est un chiffre «ridicule.» À peine une goutte d'eau dans l'océan...

Selon François Crépeau, il n'y a qu'une manière d'empêcher les milliers de migrants de se jeter à la mer: leur offrir un espoir réaliste d'immigration légale.

Si l'ensemble des pays occidentaux, incluant le Canada et les États-Unis, s'engageaient à recevoir un million de Syriens et d'Érythréens en cinq ans, par exemple, la nouvelle se répandrait dans les camps de réfugiés. Et la majorité de ces exilés préfèreraient soumettre leur demande en toute légalité.

Mais pour ça, il faudrait accepter d'ouvrir plus largement nos portes. Face à une opinion publique qui espère deux choses à la fois. Que les naufrages cessent. Mais que l'immigration n'augmente pas.

Des voeux inconciliables: tant qu'il n'y a pas de voies d'accès légales à l'Occident, des milliers de gens seront prêts à tout, pour fuir une vie qu'ils jugent insupportable. Y compris affronter la mer sur un rafiot décrépit, munis d'un simple gilet de flottaison pour enfant.