Trois jours après avoir été enlevé par des djihadistes du groupe État islamique alors qu'il était en reportage dans le nord de la Syrie, Nicolas Hénin est parvenu à forcer les barreaux de sa cellule pour se glisser dans la nuit, avec un keffieh et une bouteille d'eau comme seul bagage.

Sa course dans le désert l'a rendu presque euphorique. Mais elle n'a pas été bien longue. Le journaliste français, longtemps installé au Moyen-Orient, s'est fait rattraper dès qu'il a atteint un premier village, après quelques heures de liberté.

Comment ses geôliers ont-ils réagi à cette tentative d'évasion? «Ils ont manifesté leur mécontentement», résume l'ex-otage, qui finira par être libéré en avril 2014, après 10 mois de captivité.

Manifesté leur mécontentement? Nicolas Hénin a été détenu par la même cellule de l'EI que celle qui a décapité les journalistes américains James Foley et Steven Sotloff. Il a été le compagnon d'infortune du correspondant espagnol Javier Espinosa, qui vient de publier le récit terrifiant de sa détention. Il y raconte les simulations de noyade, les passages à tabac, les menaces d'exécution réitérées avec un acharnement sadique...

On imagine comment les geôliers ont manifesté leur «mécontentement» après une tentative de fuite ratée. Mais Nicolas Hénin s'en tient à cet euphémisme. Il n'a pas du tout envie de revenir sur ces 10 mois d'horreur. Il est aussi souverainement agacé par les questions qui le ramènent toujours à ses geôliers, leur donnant l'importance démesurée qu'ils recherchent...

Pas question, pour lui, de faire leur jeu, pas question non plus de se placer au coeur de l'histoire. «Mon enfer à moi n'est rien, quand on pense au drame qui secoue toute cette région», dit l'ex-otage, qui juge que dans les circonstances, il serait «indécent» pour lui de trop se mettre de l'avant.

Il veut plutôt parler du naufrage d'un pays, la Syrie, qui n'en finit plus de sombrer, dans l'indifférence générale. Et des politiques néfastes et contre-productives qui ont contribué - et contribuent toujours - à cette magistrale oeuvre de destruction.

C'est de tout ça qu'il est question dans Jihad Academy, son essai coup-de-poing qui arrivera au Québec au début du mois d'avril. Et dont la publication coïncide, avec beaucoup d'à-propos, avec le débat canadien sur les frappes contre l'EI.

Dans son livre, Nicolas Hénin retrace l'histoire de ce mouvement fanatique, sous-produit de l'invasion américaine de l'Irak, combinée à la méthode machiavélique Bachar al-Assad.

Dès l'été 2011, dans les premiers mois du soulèvement contre son régime, le président syrien a libéré les islamistes radicaux qui croupissaient dans ses prisons.

On parle ici d'un millier d'hommes - qui forment aujourd'hui une «bonne partie de l'état-major des groupes islamistes les plus durs». Dont l'EI.

Lors d'un de ses reportages à Raqqa, le fief syrien de l'EI, Nicolas Hénin a eu l'occasion de voir la stratégie tordue de Bachar al-Assad à l'oeuvre. «Le régime ne bombardait que les civils, mais le quartier général des djihadistes, lui, n'a jamais été ciblé.»

C'est que Bachar al-Assad a besoin des djihadistes, et plus ils sont sanguinaires, plus il est content: il peut alors se positionner comme un incontournable rempart contre la menace terroriste.

À l'inverse, l'EI a aussi besoin d'Assad. Les images d'enfants gazés ou décapités par les bombes, c'est un canalisateur de colère et un formidable outil de recrutement.

L'EI et le régime syrien se nourrissent l'un l'autre, ce sont les deux faces d'une même médaille, explique le journaliste, moult exemples à l'appui.

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L'histoire de l'EI est le résultat d'une série de choix catastrophiques et de décisions myopes. Mais c'est aussi le résultat d'une maladie largement répandue en Occident: l'indignation sélective.

Le régime syrien a bombardé des hôpitaux et des écoles, détruit des villes entières, affamé et massacré des civils. Ce n'était pas assez pour faire réagir les puissances occidentales.

La progression de l'EI, elle, a forcé une mobilisation internationale. «Pourtant, ils ne commettent pas plus d'exactions que les autres parties de ce conflit.»

Alors pourquoi? Parce que les djihadistes diffusent largement leurs «exploits», alors que le régime cache sa responsabilité, répond Nicolas Hénin. Et puis, il y a ces victimes occidentales, ces têtes coupées, cette «fantasmagorie» de l'horreur qui joue sur nos points sensibles, afin de forcer une intervention militaire. Piège dans lequel le Canada et ses alliés ont foncé, tête baissée...

La partie le plus actuelle de Jihad Academy concerne l'impact de cette offensive aérienne, qu'Ottawa prévoit maintenant étendre à la Syrie. On s'est beaucoup interrogé sur sa légalité et sur les risques qui y sont rattachés. Beaucoup moins sur son utilité. Or, telle quelle, la campagne contre l'EI a fait plus de mal que de bien, plaide Nicolas Hénin.

D'abord, parce que les frappes, qui ont ciblé notamment les champs pétrolifères contrôlés par les djihadistes, ont fait plus de mal aux civils qu'à l'EI. Elles ont causé une inflation galopante, qui a touché d'abord le pétrole, puis les aliments. Avec ses enlèvements et ses taxes, l'EI a des sources de revenus diversifiées. Pas les civils, qui ont sombré encore plus dans la misère.

Et puis, quand ils voient tomber les bombes, et écopent de leurs inévitables dommages collatéraux, les civils ont tendance à se tourner contre l'ennemi le plus dangereux: ici, les avions alliés et le régime. Dans la guerre de propagande, c'est un point de plus pour les djihadistes.

De façon plus concrète, en Irak, les frappes alliées ont chassé l'EI de nombreux villages sunnites - mais ont aussi ouvert la voie aux milices chiites qui les ont ensuite détruits un à un. «Dans les secteurs qu'elles ont reprises à l'EI, les milices chiites ont pratiqué la politique de la terre brûlée», confirme Donatella Rovera, qui a visité la région pour Amnistie internationale. La Syrie n'est pas à l'abri d'un scénario semblable.

Sur un plan plus mythologique: les mouvements djihadistes adhèrent à la prophétie de Dabiq, village syrien où doit, selon eux, se jouer l'ultime bataille contre les «croisés», avant la fin du monde. En bombardant la Syrie, on nourrit cette mythologie.

Aveuglé par sa quête de sécurité, l'Occident «sert la soupe» à ces illuminés, et pousse les Syriens les plus modérés vers la radicalisation, soutient Nicolas Hénin.

Ce dernier n'est pourtant pas opposé à toute intervention militaire en Syrie. Mais à la condition qu'elle vise aussi les forces d'un régime sanguinaire, prêt à exterminer son propre peuple pour survivre.

Plus que tout, selon lui, il faut se concentrer non sur nos frayeurs, mais sur les souffrances des civils, et sur ceux qui les leur infligent. En première place, le régime de Bachar al-Assad.

À méditer, pendant que le débat sur l'élargissement de la participation canadienne se poursuit à Ottawa.

C'est l'histoire du hérisson...

L'essai Jihad Academy, de Nicolas Hénin, arrivera en librairie vers le 10 avril. Simultanément, l'auteur publie un autre livre, pour enfants cette fois, sous le titre: Papa hérisson rentrera-t-il à la maison? Une histoire qu'il a écrite sur une boîte de fromage, avec un stylo subtilisé à ses ravisseurs, pendant sa captivité. Manière de rester mentalement en contact avec ses deux jeunes enfants pendant ces durs mois de détention.