Mohamed Fahmy aimerait bien entendre la voix de Stephen Harper au bout du fil. Le journaliste d'origine égyptienne, qui a passé 412 jours dans une prison du Caire et dont le nouveau procès doit s'ouvrir dimanche, ne se fait guère d'illusions. Depuis qu'il a été arrêté avec deux de ses collègues du bureau cairote d'Al-Jazeera, en décembre 2013, Ottawa ne s'est pas démené outre mesure pour mettre fin à son cauchemar.

Mais on peut bien rêver. Si jamais, contre toute attente, le premier ministre canadien se décidait à composer son numéro, Mohamed Fahmy commencerait par lui expliquer qu'il est un journaliste réputé, qui a roulé sa bosse dans tout le Moyen-Orient.

«Je lui dirais qu'il peut me faire confiance, et que je n'ai absolument rien d'une personne violente», énumère Mohamed Fahmy, que j'ai joint hier au Caire, où il vit depuis sa libération sous caution, en février.

Quoi d'autre? «J'aimerais lui dire que j'en ai appris beaucoup en fréquentant des djihadistes en prison, pendant plus d'un an. Et que je pourrais être son allié dans la lutte contre le terrorisme.»

Mais surtout, ce citoyen canadien qui a vécu 10 ans à Montréal et à Vancouver demanderait à Stephen Harper d'appeler personnellement le président égyptien, Abdel Fatah al-Sissi, pour le prier de le laisser rentrer au Canada.

Après tout, le premier ministre australien Tony Abbott n'a pas hésité à s'adresser personnellement au président égyptien. Résultat: le collègue australien de Mohamed Fahmy, Peter Greste, a pu rentrer chez lui.

Mohamed Fahmy, lui, attend toujours de reprendre sa vie là où il l'a laissée, le jour où le régime égyptien a fermé le bureau égyptien d'Al-Jazeera et a accusé trois de ses journalistes d'avoir «diffusé de fausses nouvelles» et d'appartenir au mouvement des Frères musulmans, chassé du pouvoir par un coup d'État militaire, quelques mois plus tôt, en juillet 2013.

Mohamed Fahmy avait pris la direction du bureau égyptien d'Al-Jazeera peu de temps avant ce renversement de régime, dans un pays sous haute tension. Rétrospectivement, il n'est pas tendre avec ses patrons. Quand il est arrivé au bureau cairote, il a trouvé des employés inquiets qui trouvaient que les dirigeants du réseau d'information ne se souciaient guère de leur sécurité.

Exemple: les journalistes n'avaient pas encore obtenu leurs cartes de presse égyptiennes. Mohamed Fahmy raconte avoir voulu corriger le tir pour régulariser leur situation. «Au siège social, on m'a dit qu'ils allaient s'en occuper. Mais ils n'ont rien fait.»

Le journaliste en veut aussi à ses anciens patrons d'avoir intenté une poursuite de 150 millions contre l'Égypte pour dommages matériels au bureau d'Al-Jazeera - ce qui a fragilisé la situation des trois journalistes emprisonnés.

Car en réalité, ceux-ci ont joué le rôle de pions dans la guerre politique que se livrent le Qatar, qui soutient les Frères musulmans, et le régime égyptien, qui les a chassés du pouvoir, résume Mohamed Fahmy.

Une guerre dont il a payé le prix fort. Détenu en isolement pendant un mois, Mohamed Fahmy a souffert du froid et a dû composer avec une blessure à l'épaule jamais soignée.

Le 23 juin 2014, les trois hommes sont jugés coupables et Mohamed Fahmy est condamné à sept ans d'incarcération. Le 1er janvier 2015, coup de théâtre: la Cour d'appel égyptienne estime que ce jugement repose sur des preuves insuffisantes et ordonne un nouveau procès. Où les procureurs présenteront exactement les mêmes preuves et les mêmes témoins que la première fois. Procédure aberrante, mais telle est la justice à l'égyptienne...

"*

Mohamed Fahmy renonce à son passeport égyptien, suivant la suggestion des autorités égyptiennes qui lui font miroiter un départ imminent pour le Canada. Il commence à faire ses valises, sa fiancée Marwa Omara abandonne son travail et le couple s'apprête à commencer une nouvelle vie, loin du Caire.

Puis... plus rien. Le dossier est gelé. De passage au Caire, l'ex-ministre des Affaires étrangères John Baird a déclaré publiquement que le Canada ne traduirait pas Mohamed Fahmy devant la justice - c'était pourtant la condition officielle à son expulsion de l'Égypte.

Le journaliste soupçonne que cette déclaration a joué en sa défaveur. Mais ce ne sont que des conjectures.

Même si le président Sissi a laissé entendre, ces derniers jours, qu'il pourrait gracier Mohamed Fahmy après son procès, ce dernier en doute. «Il dit ça depuis le début, pour apaiser les pressions internationales.»

À deux jours de son nouveau procès, le journaliste vit en banlieue du Caire, dans un état de «semi-liberté», selon ses mots. Il en a profité pour lancer une fondation portant son nom, destinée à venir en aide financièrement à des journalistes qui font face à une situation semblable à la sienne. Lui-même a englouti 150 000$ dans sa défense. Et ce n'est pas fini... Sans aide, il n'y serait pas arrivé.

Mohamed Fahmy ne s'attend pas vraiment à être acquitté à l'issue de son deuxième procès. «Je pourrais être condamné et expulsé, ou condamné et gracié par le président», suppute-t-il.

Mais pour mettre toutes les chances de son côté, il faudrait ce fichu coup de fil de Stephen Harper. Qui se fait toujours attendre.