Le hasard a voulu que deux films du documentariste québécois Patricio Henríquez sortent à Montréal presque simultanément. D'abord Ouïghours, les prisonniers de l'absurde, qui est arrivé en salle vendredi. Puis, Mon insécurité nationale, le Canada contre Victor Regalado, qui sera projeté le 22 février aux Rendez-vous du cinéma québécois.

Les événements dont témoignent ces deux films se déroulent dans des lieux différents, à des époques séparées. Mais ils sont reliés par un même fil conducteur: le coût humain des dérapages sécuritaires. Et en filigrane, l'impunité des responsables de ces dérapages. Un thème qui revient en force dans la plus actuelle des actualités...

Commençons donc par Ouïghours, qui relate l'épopée de 22 prisonniers de Guantánamo originaires du Xinjiang, région musulmane et turcophone de la Chine, dont les velléités d'autonomie sont durement réprimées par Pékin.

Pour échapper à la répression dans les années 90, ces 22 hommes avaient trouvé refuge dans un village de l'Afghanistan, un des rares pays à ne pas avoir signé de traité d'extradition avec la Chine.

Ils s'y trouvaient toujours en automne 2001, quand les États-Unis et leurs alliés ont déclenché l'offensive contre le régime des talibans, dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001.

Le réalisateur suit de près trois de ces hommes - Abou Bakker, Ahmat et Khalil - et la femme qui leur a servi d'interprète à Guantánamo, Rushan Abbas. Les entrevues sont enchevêtrées avec des images d'archives de cette époque pas si lointaine, mais dont les certitudes apparaissent terriblement naïves, avec le recul.

Il faut voir l'ancien secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, expliquer aux médias comment il compte traquer Al-Qaïda en faisant miroiter de généreuses récompenses à tous ceux qui montreraient les terroristes du doigt. «Nos brochures tombent comme des flocons de neige sur Chicago en décembre», annonce-t-il avec l'air d'un chat qui vient d'avaler une souris.

La promesse d'une récompense a surtout suscité une avalanche de dénonciations non fondées. C'est ainsi que Khalil a été vendu pour 5000$ à l'armée américaine. Son seul crime: s'être trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment.

Tout comme Abou Bakker, Ahmat et leurs 19 compagnons d'infortune, Khalil est dès lors avalé par une machine qui lui volera des années de sa vie.

Très rapidement, les interrogateurs de Guantánamo concluent que les détenus ouïghours ne représentent pas la moindre menace pour les États-Unis. Mais ils ne les libèrent pas pour autant. La bulle noire de Guantánamo échappe à toutes les règles de justice.

Longtemps sans défense, les détenus ouïghours finissent par avoir accès à des avocats qui les aident bénévolement - mais se heurtent à une série d'aberrations. Même quand Khalil, Ahmat et Abou Bakker sont dûment innocentés, ils continuent de croupir en prison, parce qu'ils n'ont nulle part où aller. Seule la Chine est prête à les accueillir, mais ce serait les envoyer à la mort...

Au fil des ans, ils finiront par trouver refuge en Albanie, aux Bermudes, aux îles Palaos... Mais pas aux États-Unis, pourtant responsables de cette tragique erreur judiciaire. Personne ne veut de ces «terroristes» dans sa cour. Les derniers Ouïghours quitteront Guantánamo en 2013. Ils y auront passé 11 ans, pour rien.

Je vous fais grâce des détails de leurs pérégrinations et vous invite à aller voir ce film saisissant. Disons simplement qu'encore aujourd'hui, les ex-détenus portent les stigmates de leur voyage en Absurdistan. Ils n'ont pas de passeport, pas de citoyenneté. Ils n'ont pas reçu l'ombre d'une compensation pour ces années perdues. Comme si la sécurité nationale justifiait tous les dérapages.

Plus près de nous, l'autre documentaire de Patricio Henríquez raconte une autre aberration: celle qu'a subie le journaliste salvadorien Victor Regalado, réfugié au Canada au début des années 80, à l'époque où la junte militaire salvadorienne réprimait sans pitié la moindre contestation, avec l'aide de funestes escadrons de la mort.

Frappé par un certificat de sécurité, Victor Regalado avait failli être expulsé vers le Salvador. Des manifestations en sa faveur ont empêché sa déportation. Mais le journaliste a vécu pendant 14 ans avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête, avant d'obtenir un statut légal au Canada.

Dans Mon insécurité nationale, le réalisateur Patricio Henríquez suit Victor Regalado pendant les longues années durant lesquelles il tente de retrouver l'origine et la nature des soupçons qui pesaient contre lui.

Sans vendre le punch du film, disons qu'on en sort avec un sentiment de révolte et d'impuissance, face à une bureaucratie aveugle et qui, dès lors qu'il est question de sécurité nationale, peut se laver les mains de tous ses égarements. Une erreur d'étiquetage gâche votre vie? Pas grave, puisque la cause était bonne...

Entre protéger la société et briser des vies sous de faux soupçons, la ligne est parfois mincissime. Comme le dit le diplomate chargé de la fermeture - ratée - de Guantánamo, Daniel Fried, dans Ouïghours, les prisonniers de l'absurde, «les erreurs ne sont pas biodégradables.»

Elles ne l'étaient pas pendant la guerre froide, quand on pourchassait les communistes. Elles ne l'étaient pas plus quand on traquait les amis d'Oussama ben Laden et les cellules d'Al-Qaïda. Elles ne le sont pas aujourd'hui, quand l'«ennemi» prend l'allure d'un loup plus ou moins solitaire endoctriné par des salafistes sanguinaires.

À méditer, alors que le Canada s'apprête à débattre d'un projet de loi antiterroriste bien intentionné, mais ouvrant de nouvelles portes à d'autres dérapages sécuritaires.