Quand les premiers soldats soviétiques sont entrés à Auschwitz, le 27 janvier 1945, deux prisonniers du camp étaient en train de transporter le cadavre de leur voisin de baraque pour le jeter sur la neige grise.

Les deux hommes étaient eux-mêmes à bout de force. Cela faisait 10 jours que le camp avait été abandonné par les nazis, qui ont emmené avec eux quelque 60 000 détenus, les forçant à se traîner dans la neige, par un froid glacial et mortel.

Ceux qui sont restés étaient trop malades pour marcher. Ils ont vécu 10 jours dans ce camp étrangement silencieux. En mobilisant leur dernière énergie pour transporter le corps de leur camarade, nos deux brancardiers s'efforçaient de préserver l'ultime parcelle d'humanité qui commande de séparer les morts des vivants.

L'un des deux hommes était Primo Levi. Un Juif italien, chimiste de profession, qui a raconté son passage à Auschwitz dans Si c'est un homme - l'un des témoignages les plus saisissants sur l'univers concentrationnaire nazi.

Il y décrit, de façon dépassionnée, presque scientifique, les mécanismes de la déshumanisation mis en oeuvre par les nazis dans leur entreprise démente d'éradication des Juifs. Un univers qui échappe à la logique, un monde où «il n'y a pas de pourquoi», comme le dit un garde à qui Primo Levi pose une question innocente - avant de comprendre qu'il vient d'atterrir sur une planète sans réponses.

Une planète où la survie tient non seulement à la résistance physique, mais aussi à la capacité de voler un morceau de pain, vendre ou acheter un objet aussi simple qu'une cuillère, inspirer le respect ou la pitié pour soutirer d'infimes faveurs, telles que l'accès au «fond du chaudron» pour ajouter quelques protéines à la diète du camp.

Pendant son année à Auschwitz, Primo Levi, qui portait le matricule 174 517 tatoué au bras, a côtoyé le pire, mais aussi le meilleur. L'abjection et la générosité gratuite. C'est Lorenzo, employé civil de l'usine à laquelle il est affecté, qui lui sauvera la vie en lui apportant du pain et de la soupe, tous les jours, pendant six mois. Mais surtout, en lui redonnant l'espoir en l'humanité.

Un cadeau inappréciable dans ce monde «de morts et de larves».

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Des centaines, des milliers de livres et de films ont tenté de décrire l'oeuvre de destruction nazie symbolisée par Auschwitz. Avec son analyse clinique des rapports humains, avec son regard intelligent sur le côté le plus sombre de l'âme humaine, le témoignage de Primo Levi reste l'un de ceux qui m'auront le plus marquée. Il pose deux questions fondamentales. Comment cela a-t-il été possible? Et comment survivre psychologiquement à l'horreur?

La préface de son livre reste d'une brûlante actualité. À la base de la Shoah, il y a cette conviction commune aux êtres humains que «l'étranger est l'ennemi», constate l'écrivain.

«Le plus souvent, cette conviction sommeille dans les esprits comme une infection latente.» Et c'est quand ce virus est ouvertement érigé en système que le mal peut se répandre...

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Un peu plus de 1 million de personnes, dont 900 000 Juifs, ont été assassinées à Auschwitz entre 1940 et 1945. La majorité ont été gazées et brûlées dès leur arrivée. D'autres sont mortes de maladie, d'épuisement, ou d'une balle dans la tête.

Par son caractère massif, mais aussi parce qu'une partie de ses baraques, et son absurde enseigne «Arbeit Macht Frei» (le travail rend libre), sont toujours debout, Auschwitz reste le symbole le plus puissant du génocide qui a emporté 40% de la population juive mondiale, dont les deux tiers des Juifs européens - et 90% des Juifs polonais. Parmi ces derniers, une partie de ma propre famille, des gens que j'aurais pu connaître mais que je ne connaîtrai jamais.

Soixante-dix ans plus tard, y a-t-il encore quelque chose de neuf à dire sur ce monument d'inhumanité érigé par les nazis dans un village du sud de la Pologne?

Au fil des décennies, la conscience de ce qui s'y est passé a évolué. Il a fallu des années après la fin de la guerre avant de reconnaître que le sort infligé aux Juifs revêtait un caractère spécifique, qu'ils ne pouvaient pas se fondre dans l'ensemble des victimes de la Seconde Guerre mondiale.

Il y a eu des décennies d'occultation et de relative indifférence, suivies par la prise de conscience du caractère unique de cette entreprise d'annihilation industrialisée. Et il y a eu aussi, il faut le dire, une certaine lassitude, le sentiment que le génocide juif avait dit tout ce qu'il avait à dire, et qu'il n'y avait plus de leçons à en tirer.

Pourtant, 70 ans après la libération d'Auschwitz, des Juifs peuvent toujours être tués précisément parce qu'ils sont Juifs. Comme cela s'est produit dans un marché casher de Paris, pas plus tard que le 9 janvier dernier...

L'antisémitisme n'est pas mort. Il a pris des formes nouvelles, et il n'est pas érigé en système comme ce fut le cas sous les nazis. Mais il existe. Exemple: le nombre d'actes antisémites violents a plus que doublé en France entre 2013 et 2014, selon le recensement du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives en France.)

Les thèses négationnistes ont la vie dure, elles aussi. Des tas de gens, aujourd'hui, particulièrement dans le monde arabe, croient que l'histoire de la Shoah a été inventée de toutes pièces, notamment pour justifier la création d'Israël.

Soixante-dix ans après Auschwitz, des mouvements qui se réclament du nazisme existent toujours dans plusieurs pays européens. En 2012, un de ces mouvements, l'Aube dorée, a même réussi à faire son entrée au Parlement grec.

Et puis, sept décennies plus tard, l'étranger ne revêt pas nécessairement la figure du Juif. Ça peut être, et c'est aussi trop souvent, le Noir, l'Arabe, la musulmane voilée...

Enfin, il faut aussi dire ceci: 70 ans après la libération des derniers prisonniers d'Auschwitz, certains partis de la droite israélienne n'hésitent pas à évoquer la Shoah pour justifier leurs politiques d'occupation des territoires palestiniens. Une instrumentalisation qui banalise le génocide et insulte la mémoire de ses victimes.

Pour toutes ces raisons, cette entreprise d'extermination unique dans l'histoire de l'humanité nous concerne toujours. Les derniers survivants de camp ne seront probablement plus là, au prochain grand anniversaire. Mais la mémoire d'Auschwitz reste, et doit rester vivante.

Comme l'écrit Primo Levi: «N'oubliez pas que cela fut.»