Commençons par les frères Saïd et Chérif Kouachi, nés à Paris, au début des années 80, dans une famille d'immigrés algériens. Les deux garçons sont encore au début de l'adolescence quand ils deviennent orphelins. Placés en foyer d'accueil à la campagne, ce sont des ados comme les autres, qui aiment le rap, l'alcool, les filles, le foot.

Jeunes adultes, ils reviennent à Paris, s'installent chez un oncle, qui les met à la porte. Ils squattent ici et là, multiplient les petits boulots. Seul point fixe dans leur dérive: la mosquée de la rue Tanger, où ils croisent un prédicateur qui recrute des combattants pour Abou Moussab al-Zarkaoui, le leader de l'insurrection sunnite en Irak.

Chérif et Saïd ont maintenant un but dans la vie: s'entraîner pour le djihad dans les sentiers escarpés du parc des Buttes-Chaumont. La date de départ de Chérif est déjà fixée quand la police démantèle ce qu'on appellera «la filière des Buttes-Chaumont».

Nous sommes en janvier 2005. Chérif a 23 ans. Il est plutôt soulagé d'échapper à la guerre sans passer pour un lâche. Le prix à payer, c'est un séjour de 18 mois à Fleury-Mérogis, le plus grand complexe pénitentiaire européen. Chérif y fait une rencontre décisive: Djamel Beghal, prédicateur salafiste formé dans les camps d'Al-Qaïda en Afghanistan.

L'homme qui retrouve la liberté en 2006 est-il déjà déterminé à semer la mort au nom de l'islam? Ou sa radicalisation se poursuit-elle progressivement, au fil des ans? Mariage, job de poissonnier, Chérif mène une vie tranquille. Pas un poil qui retrousse. Idem pour Saïd, qui prendra quand même le temps de suivre une formation militaire au Yémen. Mais les deux frères s'adonnent peut-être à la taqiya - l'art de la dissimulation enseigné aux apprentis du djihad...

L'avocat Vincent Ollivier, qui a assisté Chérif de 2005 à 2008, a le souvenir d'un jeune homme un peu paumé, «en rupture de ban, sans structure familiale, sans perspective sociale», qui a trouvé «la chaleur d'un nid» dans l'islam. «Il était content de se sentir important.»

Un jeune homme endurci par son séjour en prison, mais «qui était davantage dans la proclamation que dans l'action»... Jusqu'au terrible 7 janvier 2015, où les deux frères ont surgi avec leurs armes meurtrières dans les locaux de Charlie Hebdo.

Parcours différent que celui d'Amedy Coulibaly, le meurtrier de l'épicerie casher. Il est le septième d'une famille d'immigrés maliens établis à Grigny, banlieue rongée par la pauvreté et le chômage.

La famille est unie. Seul Amedy sort du rang en trempant dans de petits crimes. Un jour, la police abat son meilleur ami devant ses yeux, à l'occasion d'un vol de motos qui tourne mal.

Amedy finit par être condamné à six ans de prison pour un vol de banque. Il atterrit à Fleury-Mérogis, où son destin croise celui de Chérif Kouachi.

Pour finir ce portrait de famille, il y a Hayat Boumeddiene, la jeune épouse d'Amedy Coulibaly. Issue d'une famille d'immigrés algériens, elle aussi a connu une vie en dents de scie. Son père est livreur; sa mère s'occupe des six enfants. À la mort de sa mère, Hayat a 8 ans. Le père se remarie, Hayat se révolte, elle a 12 ans quand son père la place dans un foyer d'accueil.

Jeune femme angoissée, elle finira par trouver refuge dans les bras d'Amedy - et dans la religion. À un moment, la police soupçonne Coulibaly d'avoir participé au projet d'évasion d'un détenu condamné pour terrorisme. Interrogée, Hayat confie qu'elle a trouvé la paix dans l'islam. «J'ai eu un passé difficile et cette religion a répondu à toutes mes questions.»

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Trois parcours, trois destins différents. Mais aussi quelques points en commun. Une vie chaotique. La difficulté de trouver une place dans la société. La religion comme planche de salut, comme «réponse à toutes les questions». Et la prison qui cristallise le tout.

L'avocat Vincent Ollivier a eu l'occasion de représenter autant des gars accusés de terrorisme que des victimes de sectes. Il voit des similitudes entre les deux. Ça tient à «une fragilité psychologique qui amène à tomber sous la coupe de quelqu'un qui sait l'exploiter».

Évoquer cette fragilité, ce n'est pas excuser ni justifier le carnage du 7 janvier. Ça ne signifie pas non plus que le parcours djihadiste prend toujours racine dans une famille disloquée. Ni que tous les enfants de l'exclusion sont des terroristes en puissance.

Non, si je reviens sur ces vies gâchées, c'est pour rappeler que des tragédies comme celle de Charlie Hebdo surviennent à l'intersection de deux phénomènes. Des êtres perdus en quête de sens et un mouvement fanatique qui a besoin d'eux pour se propager.

«La source du mal se trouve au Moyen-Orient, où sont les donneurs d'ordres», rappelle le spécialiste des mouvements terroristes Jean-Pierre Filiu.

Il estime que les mouvements djihadistes d'aujourd'hui ont une stratégie claire: «Alimenter une spirale raciste de violence communautaire.»

Or, plus on refuse de comprendre les failles personnelles des frères Kouachi et d'Amedy Coulibaly, plus on ferme les yeux sur le contexte social qui les a vus devenir ce qu'ils sont devenus, plus on ostracise les musulmans et plus on leur fait porter collectivement la responsabilité des attentats passés et à venir - eh bien, plus on fait le jeu des terroristes. Car c'est précisément ce qu'ils cherchent.

Le piège est tendu, à nous de l'éviter.