S'adressant à des militants conservateurs réunis à l'occasion de la rentrée parlementaire, la semaine dernière, le premier ministre Stephen Harper a exposé sa vision de la menace terroriste incarnée par le groupe armé État islamique (EI).

Selon lui, l'idéologie à laquelle adhèrent les djihadistes qui ont accaparé de grands pans de l'Irak et de la Syrie «n'est pas le résultat de l'exclusion sociale ni de quelque autre cause profonde». Il s'agit simplement d'un «mal abominable qui doit être combattu sans la moindre ambivalence».

Ces fanatiques qui décapitent leurs otages, terrorisent les femmes et menacent d'exporter leurs attaques chez tous les «mécréants» appartiennent à la branche islamiste la plus dangereuse et radicale. Impossible de les laisser prospérer sans réagir.

Mais l'EI ne tombe pas du ciel pour autant. Et ici comme ailleurs, refuser de comprendre les racines du mal, c'est se condamner à le répéter.

N'oublions pas que cette nouvelle créature sur la carte de la terreur n'est que le sous-produit d'une guerre qui prétendait éradiquer un autre avatar de la même idéologie: Al-Qaïda.

Contrairement à ce que clamait George W. Bush, l'organisation de Ben Laden n'était pas présente à Bagdad en 2003. Mais elle a pu y prendre racine dans le chaos qui a suivi la chute du dictateur.

Comme des milliers d'autres jeunes Irakiens, Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l'EI, avait pris les armes après l'intervention américaine. D'attentat en attentat, il s'est retrouvé à la tête de la branche irakienne d'Al-Qaïda, avant de rompre avec le mouvement, qui voulait confiner son action à l'Irak.

Abou Bakr Al-Baghdadi avait plus d'ambition que ça. Et la guerre civile syrienne lui a donné un nouveau champ de bataille, où il a d'abord combattu aux côtés d'un groupe rebelle affilié à Al-Qaïda, le Front Al-Nosra - avant de confronter ce dernier dans une guerre sans merci.

Le succès de l'EI repose sur deux grands facteurs, résume Francesco Cavatorta, spécialiste du Moyen-Orient à l'Université Laval. D'abord, «l'effondrement de deux États, le premier, l'Irak, à cause de l'intervention armée américaine, le deuxième, la Syrie, à cause de la guerre civile».

L'autre facteur, c'est la politique sectaire que l'on a laissé s'implanter en Irak après la chute de Saddam Hussein, et qui a concentré le pouvoir entre les mains de la majorité chiite, laissant les sunnites complètement marginalisés.

Leur sentiment de frustration a nourri une première guerre civile, en 2007. Pour y répondre, Washington a intensifié son intervention militaire, ce qui a permis d'apaiser le pays. Mais pas d'éliminer les tensions. Celles-ci viennent d'éclater une nouvelle fois, avec une violence inouïe. Et dans le contexte explosif de la guerre syrienne.

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Si l'on peut tirer une leçon de cette décennie de bavures, c'est que les armes peuvent temporairement colmater une brèche. Elles ne réparent pas les cassures. Si on ne règle pas les problèmes politiques qui alimentent une crise, le «monstre» finit par resurgir, tôt ou tard.

Autre leçon, plus large: il ne suffit pas d'abattre «le mal». Encore faut-il savoir ce qu'on veut faire après. Allons-nous vers une fragmentation de l'Irak, entre Kurdes, sunnites et chiites? Sinon, comment faire pour restaurer la confiance des sunnites envers un État central qui les a négligés pendant 10 ans?

«Les tribus sunnites échaudées à l'époque sont actuellement en attente», dit le politologue Sami Aoun, de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM. Or, le succès de l'EI repose en bonne partie sur le soutien d'une partie des leaders locaux.

En Syrie, la question est encore plus complexe. Les experts s'entendent pour dire qu'à court terme, les frappes aériennes avantageront le régime de Bachar al-Assad. Mais à moyen terme, il est difficile d'envisager redonner le pays au dictateur qui a massacré son peuple pour se maintenir au pouvoir.

C'est d'ailleurs pour cette raison que la France, qui appuie les frappes en Irak, refuse de participer aux bombardements contre les positions de l'EI en Syrie.

Le maintien en place du régime Assad, ça pourrait être le prix à payer pour la guerre contre l'EI, croit Houchang Hassan-Yari, du Collège royal militaire de Kingston.

À moins que l'on ne veuille profiter de cette campagne aérienne pour écorcher Assad au passage. Et pour soutenir les rebelles syriens modérés, du moins ce qui en reste? Qu'est-ce qu'on veut au juste?

Le pari derrière la campagne de frappes, c'est qu'en affaiblissant l'EI et en lui infligeant des défaites militaires, on réduira son pouvoir d'attraction. Pari périlleux, car une position de victime peut aussi être un excellent atout de recrutement...

Autre effet boomerang appréhendé: si les bombes tuent des civils, ce qui finira forcément par se produire, les populations locales risquent de se retourner contre ceux qui les pilonnent.

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La guerre contre l'EI, à laquelle le Canada pourrait participer, c'est une guerre beaucoup plus légitime que celle de 2003. Ne serait-ce que parce qu'elle repose sur une alliance beaucoup plus large, incluant d'importants acteurs arabes.

Mais c'est aussi la guerre de toutes les incertitudes. En réglant le débat par une lecture binaire, en écartant du revers de la main les raisons qui nous ont menés là où nous sommes aujourd'hui, Stephen Harper ne fait qu'ouvrir la voie vers une nouvelle décennie d'erreurs.