Ils sont arrivés par petits groupes et ils étaient dans un état lamentable. Des gamins lacérés de coups de machette, avec leurs bras pendants qui ne tenaient plus qu'à quelques lambeaux de chair.

Mais le pire, ce n'étaient pas leurs blessures. Le pire, c'étaient leurs histoires. Des histoires de villageois assassinant leurs voisins: les femmes, les enfants, même les bébés.

En ce début d'avril 1994, Rachel Kiddel-Monroe travaillait comme chef de mission pour Médecins sans frontières, à Goma, dans l'est de la République démocratique du Congo (RDC).

Selon les récits des rares survivants qui parvenaient à traverser la frontière depuis le Rwanda voisin, les machettes s'abattaient sur toute personne liée à l'ethnie tutsie. «Une de nos infirmières au Rwanda portait le bébé d'un Tutsi, elle a été tuée», se souvient l'avocate qui vit aujourd'hui à Montréal.

Habituée des zones de conflits, Rachel Kiddel-Monroe dit avoir été surprise du petit nombre de réfugiés qui atteignaient le territoire congolais à travers cette frontière habituellement poreuse. C'est que la plupart se faisaient tuer avant d'atteindre la RDC.

«Nous avons vite compris que c'était plus qu'une guerre civile, que c'était planifié, organisé.» Un massacre d'une intensité sans précédent, qui fera des centaines de milliers de morts en l'espace de trois mois.

Rachel Kiddel-Monroe est retournée en RDC et au Rwanda le mois dernier. Elle a eu peine à reconnaître Kigali, devenue la capitale vibrante d'un pays en plein boom.

Mais elle a eu un choc en arrivant à Goma, cette ville délabrée, tournant autour de centaines d'ONG tenant à bout de bras une région en proie à des explosions récurrentes de violence. «La situation y est bien pire qu'il y a 20 ans.»

On l'oublie trop souvent, mais ce déclin de l'est de la RDC est l'une des ondes de choc du génocide rwandais. Pendant des années, des factions armées soutenues par le nouveau pouvoir de Kigali y ont pourchassé les anciennes milices hutues, tuant au passage des milliers de civils.

Un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l'homme recense les atrocités commises en RDC de 1993 à 2003, notamment par l'Alliance de forces démocratiques pour la libération du Congo, appuyée par Kigali.

Après un long processus judiciaire, le Rwanda a pu se tourner vers l'avenir. Mais la plupart des responsables des horreurs commises chez son voisin n'ont jamais été jugés.

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Cette semaine, la commémoration du 20e anniversaire de l'un des pires massacres du dernier siècle a ramené à la mémoire les fantômes de ses victimes. Ces hommes, ces femmes et ces bébés tombés sous les machettes de leurs voisins.

Mais elle a aussi remis à l'ordre du jour les épisodes tombés dans les «trous noirs» de la mémoire. Et les lectures contradictoires de ce chapitre sordide de l'histoire de l'humanité.

Le témoignage de Rachel Kiddel-Monroe nous rappelle la réalité du massacre de quelque 800 000 Rwandais, en majorité des Tutsis. Mais il nous force aussi à regarder l'autre côté de la médaille: les horreurs auxquelles a contribué le régime de Paul Kagamé, ex-chef de l'armée tutsie qui a mis fin au génocide.

Certains ressortent ces squelettes, aujourd'hui, pour nier la réalité du génocide. Ou pour tracer un signe d'égalité entre les horreurs des uns et celles des autres. Établissant ainsi ce que l'avocat en droit international Martin Imbleau, dans un texte paru dans Le Devoir, appelle «la fausse équation de la double responsabilité de deux génocides».

Prenez le mystère qui entoure l'attentat, le 6 avril 1994, contre l'avion du président rwandais Juvénal Habyarimana. Qui donc a tiré sur cet appareil? Vingt ans plus tard, on ne le sait pas. Le juge français Marc Trevidic doit remettre bientôt un nouveau rapport sur le sujet.

En attendant, certains attribuent cet attentat à l'armée de Paul Kagamé, et le rendent ainsi responsable du génocide qui a frappé son propre peuple.

Pourtant, à supposer que les hommes de Kagamé aient effectivement abattu l'avion présidentiel, ils ont peut-être précipité le massacre. Ils ne l'ont pas commis pour autant. C'est une curieuse contraction sémantique qui les rend responsables du «déclenchement» du génocide.

Paul Kagamé a-t-il «instrumentalisé» le génocide et joué sur la culpabilité de la communauté internationale pour échapper à la justice et diriger son pays d'une main de fer?

Certainement. Derrière le miracle économique rwandais se profile une dictature qui étouffe toute voix d'opposition. Et qui va jusqu'à nier les identités ethniques, essayant de les noyer dans une nouvelle identité «rwandaise».

Ce déni est dangereux, estime la chercheuse canadienne Elisabeth King, qui vient de publier un livre sur le rôle de l'école dans les tensions interethniques rwandaises.

Elle a découvert que cette «amnésie ethnique» est artificielle et ne tient que par la peur. Que dans l'intimité, les Rwandais continuent à se définir par leur appartenance ethnique. Et que la majorité hutue se sent aujourd'hui exclue. Les bases de la réconciliation rwandaise sont bien fragiles, craint Elisabeth King.

Oui, le régime de Paul Kagamé est une dictature qui échappe à la critique. Oui, l'armée qu'il dirigeait à l'époque a commis elle aussi des massacres dont elle devrait être tenue responsable. Et non, l'identité de ceux qui ont abattu l'avion présidentiel en ce fatidique jour d'avril n'a pas été établie.

Mais ce n'est pas une raison pour nier l'indéniable: pendant 100 journées épouvantables, des Tutsis rwandais ont été massacrés systématiquement dans une folie meurtrière qui a toutes les caractéristiques d'un génocide.