La chape de la censure s'est abattue sur le réseau Twitter en Turquie peu après minuit, dans la nuit de jeudi à vendredi.

Quand il s'est assis devant son ordinateur, à 7 h du matin vendredi, le journaliste Ragip Duran a été inondé de courriels lui indiquant comment contourner l'interdiction imposée par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.

Suivant les instructions, il a facilement accédé au réseau social, où il s'est retrouvé en excellente compagnie. Le vice-premier ministre de la Turquie, le maire d'Ankara et même le président Abdullah Gül avaient tous fait comme lui et bravé l'interdit, le chef d'État allant jusqu'à souhaiter qu'il ne reste pas en vigueur trop longtemps.

La crise politique dans laquelle est plongée la Turquie depuis la publication d'enregistrements savoureux révélant une série d'affaires de corruption dans le gouvernement Erdogan est ainsi entrée dans une phase carrément surréaliste.

Quand il a annoncé son intention de chasser Twitter de l'espace internet de la Turquie, à l'occasion d'un rassemblement politique en vue des municipales du 30 mars, le premier ministre Erdogan avait pris un ton défiant: «Je me moque de ce que dira la communauté internationale, ils verront la force de la Turquie.»

Mais ce que le monde entier a pu voir, c'est plutôt la puérilité de cette initiative et la résilience des internautes turcs.

Avec ses 12 millions de comptes Twitter, la Turquie compte le plus fort pourcentage de «gazouilleurs» au monde. Selon Ragip Duran, pendant la journée, de 5 à 6 millions d'internautes turcs sont actifs sur le web. Après l'entrée en vigueur de l'interdit, ils étaient 9 millions! Cette mesure coercitive a fait boomerang et a augmenté la popularité du réseau social plus encore que les enregistrements compromettants qui y circulent depuis la mi-décembre, date de l'opération policière qui a conduit à la démission de trois ministres et à l'arrestation de leurs fils respectifs.

L'étau se resserrait de plus en plus autour du premier ministre lui-même avec la diffusion d'une conversation téléphonique dans laquelle il semblait conseiller à son propre fils de faire disparaître des millions cachés dans son appartement. Les éclaboussures du scandale montaient-elles trop haut? Chose certaine, aux yeux de nombreux Turcs, cette pathétique tentative d'imposer le silence risque d'être perçue comme un aveu.

Le parti AKP de Recep Tayyip Erdogan a longtemps été perçu comme un modèle d'islamisme modéré et «fréquentable.» Ce modèle est en train de s'effondrer à la vitesse grand V. Selon la dernière blague qui circule ces temps-ci à Istanbul, le parti qui dirige la Turquie depuis 12 ans aime bien la couleur verte, mais c'est celle des dollars et non celle symbolisant l'islam.

Qu'il ferme ou non le «robinet» des réseaux sociaux qui l'incriminent, le parti au pouvoir paiera forcément le prix de cette série de scandales. Il n'y a pas de sondages d'opinion crédibles en Turquie. Ragip Duran rappelle que dans une des bandes sonores qui ont circulé sur Twitter, on entend ce qui semble être la voix du fils du premier ministre ordonnant au directeur d'un journal de changer les données du plus récent sondage afin d'améliorer l'image de l'AKP!

Il reste que ce parti pourrait perdre jusqu'à 10 à 15 points lors du vote de la semaine prochaine, prévoit le journaliste. Plus grave, il pourrait perdre les deux principales villes du pays, Istanbul et Ankara.

Mais ça ne signifie pas que le régime va s'effondrer du jour au lendemain. Malgré sa dérive autoritaire, le gouvernement d'Erdogan jouit encore d'une solide base électorale. D'autant plus que l'absence d'une opposition unie et crédible joue en sa faveur.

Ce qu'on peut retenir de cette pitoyable tentative de musèlement des médias sociaux? D'abord, que même un pays champion dans le contrôle de l'internet comme l'est la Turquie ne parvient plus, aujourd'hui, à créer des murs étanches pour se protéger contre les critiques.

Ensuite, qu'ici comme ailleurs, un gouvernement élu démocratiquement peut dériver progressivement vers un régime de plus en plus tyrannique. «Erdogan est ivre de pouvoir», dit Ragip Duran.

On a vu le même phénomène en Ukraine, où le président Viktor Ianoukovitch s'est empressé de restreindre les libertés et de concentrer le plus de pouvoir entre ses mains dès son élection, en 2010, ce qui a conduit au dénouement que l'on sait.

On a vu ça aussi en Égypte, où le président islamiste Mohamed Morsi, élu après 30 ans de dictature, a monopolisé les réformes constitutionnelles, mettant en danger le caractère démocratique des prochaines élections. Ce qui a mené à un sanglant coup d'État militaire.

Une dérive autoritaire s'est aussi produite en Hongrie sous la férule du premier ministre Viktor Orban, qui a restreint les droits et libertés en trafiquant la Constitution.

À partir de quel moment un gouvernement élu cesse- t-il d'être légitime? À partir de quand ceux qui l'ont élu sont-ils justifiés de réclamer son départ sans se faire accuser de fomenter un coup d'État? À partir de quand les atteintes aux libertés pèsent-elles plus lourd que la légitimité d'un vote ?