En l'absence d'anesthésiques, des patients ont le choix entre subir une opération à froid ou être assommés d'un coup de barre de métal sur la tête.

Vous avez bien lu, mais c'est tellement incroyable que je vais le reformuler. En l'absence d'anesthésiques, des médecins frappent leurs patients avec une barre de métal pour leur épargner la douleur d'une intervention chirurgicale.

Cela se passe au XXIe siècle, dans un pays qui disposait il n'y a pas longtemps d'un réseau de santé plus que fonctionnel, avec un taux de mortalité infantile parmi les moins élevés de sa région.

Ce pays, c'est la Syrie. Il y a trois ans, des manifestants pacifiques sont descendus dans les rues pour réclamer plus de liberté. Le régime de Bachar al-Assad a brutalement écrasé leur révolte. Il ne l'a pas éradiquée, mais a favorisé la radicalisation de l'opposition - espérant sans doute qu'elle deviendrait ainsi infréquentable.

Il a gagné son pari, ne serait-ce qu'en réussissant à garder le pouvoir face à des groupes armés parmi lesquels les extrémistes pèsent de plus en plus lourd. Mais cette stratégie a eu un prix: son pays est en lambeaux.

L'histoire des anesthésies à coups de barre de fer est tirée d'un rapport de l'organisation Save the Children, qui décrit les conditions de vie épouvantables des enfants syriens. Ceux qui ont échappé aux bombes, mais qui succombent à des maladies banales, impossibles à soigner dans ce pays en guerre. Les victimes silencieuses de la guerre.

En trois ans, 60% des hôpitaux syriens ont été détruits. Les autres fonctionnent dans des conditions extrêmes. La moitié des médecins ont fui le pays. Et la grande ville d'Alep, qui comptait autrefois 2500 médecins, n'en a gardé qu'une cinquantaine.

Résultat: il y a, en Syrie, des nouveau-nés qui meurent dans des incubateurs, faute d'électricité. Des maladies que l'on croyait éliminées réapparaissent, faute de vaccination. Save the Children rapporte 80 000 cas de polio à la grandeur du pays - une maladie qui n'existait plus depuis 20 ans.

Les médicaments contre le cancer sont inaccessibles, des enfants meurent de leucémie et d'autres, en raison d'une transfusion sanguine à haut risque - souvent, les hôpitaux qui restent n'ont pas l'équipement nécessaire pour analyser le sang!

«Aujourd'hui, tous les Syriens qui ont pu s'enfuir sont partis. Ceux qui restent sont les plus pauvres ou les vieux qui gardent les maisons», dit Yves Daccord, directeur général de la Croix-Rouge internationale.

«Pas une seule famille n'a été épargnée. Huit ou neuf régions sont actuellement en état de siège, des villes sont aux prises avec une absence totale de médicaments...»

Tout ça dans un conflit dont personne, aujourd'hui, n'est en mesure de prévoir la fin.

Plus de 2 millions de réfugiés, 4 millions de personnes déplacées, plus de 140 000 personnes mortes sous les balles et les bombes.

Le bilan de la guerre civile syrienne est atroce. Mais ces chiffres restent abstraits. Ils créent un effet de lassitude. Un million, deux millions: quelle différence?

Pour donner un visage un peu plus humain à cette réalité insoutenable, j'ai pris contact avec Maha, une Syrienne dans la quarantaine qui travaille pour une ONG de Lattaquié, une ville refuge encore relativement épargnée où affluent ceux qui fuient le conflit.

Maha vient en aide à ces réfugiés: ils sont 1,5 million dans une ville qui compte habituellement un million d'habitants.

Je lui ai envoyé mes questions en anglais, elle a répondu en arabe. Notre amie commune, Kinda Jayoush, journaliste montréalaise d'origine syrienne, a traduit les réponses. Il lui arrivait de devoir étrangler un sanglot...

Maha nous a décrit une ville laissée à elle-même, abandonnée par le gouvernement, encerclée par des groupes armés. Une ville où les centrales électriques endommagées ne roulent plus que 12 heures par jour, où les prix se sont envolés, où les bons emplois ont été remplacés par des jobines payées trois fois rien.

Les personnes déplacées ont d'abord vécu de leurs économies, mais maintenant, elles dépendent entièrement de l'aide qu'elles reçoivent. Sans-abri et mendiants sont apparus dans les rues de Lattaquié, un phénomène inexistant avant la guerre.

Les ONG ne donnent pas de lait maternisé aux jeunes mamans, dans l'espoir de favoriser l'allaitement maternel, explique Maha. «Mais beaucoup de mères n'ont plus de lait, à cause du traumatisme qu'elles ont subi. Alors, elles font boire de l'eau sucrée aux bébés.»

Le principal problème, à Lattaquié, c'est l'insécurité: les kidnappings se multiplient, c'est devenu une source de revenus pour les groupes armés.

Dans certains villages autour de la ville, il n'y a plus un seul travailleur qualifié: tous les hommes de 18 à 45 ans ont été enrôlés, de gré ou de force.

«Les écoles, les usines, les hôpitaux, l'agriculture, tout a été détruit.»

La civilité s'est aussi envolée: les gens se disputent pour la moindre raison. La pression démographique est insoutenable.

Et comment vois-tu l'avenir, Maha?

L'avenir?

«Nous ne vivons qu'une heure à la fois. Chaque heure, pour nous, est comme toute une vie. Tout ce que nous voulons, c'est un cessez-le-feu pour sauver ce qui reste de nous.»