Une semaine après la fuite du président Viktor Ianoukovitch, l'avenir de l'Ukraine est en train de s'écrire en accéléré en Crimée, à un millier de kilomètres au sud de Kiev.

Les évènements des derniers jours donnent froid dans le dos. Des hommes masqués et lourdement armés se sont emparés des deux principaux aéroports de cette péninsule où vit une population à majorité russe, et qui forme une république à statut particulier au sein de l'Ukraine.

L'espace aérien de la Crimée a été fermé au trafic civil. Des rangées de blindés, de provenance inconnue, ont établi des points de contrôle donnant accès à ce territoire stratégique, où la Russie stationne son imposante flotte de la mer Noire. Des drapeaux russes flottent désormais ici et là sur des bâtiments officiels de Simferopol, la capitale de la Crimée. Et puis, il y a ces exercices militaires russes à la frontière de l'Ukraine, mettant en jeu plus de 100 000 soldats.

La Russie aurait-elle déjà amorcé une «invasion armée» en Ukraine, comme le clamait vendredi le nouveau gouvernement du pays - selon qui pas loin de 2000 soldats russes auraient débarqué dans un aéroport militaire près de Simferopol? L'accusation est suffisamment sérieuse, en tout cas, pour que le président Barack Obama se dise préoccupé par ces présumés mouvements de troupes russes à l'intérieur de l'Ukraine.

Mais même en l'absence de mouvement de troupes, la main de Moscou dans cette soudaine militarisation du conflit est difficile à ignorer. Les images d'hommes en tenue paramilitaire, qui semblaient fort bien savoir ce qu'ils faisaient, donnaient l'impression d'une opération très bien orchestrée. Peu importe leur origine, ils étaient certainement «branchés sur Moscou», selon le grand expert de la Russie Jacques Lévesque.

Vendredi, le président Vladimir Poutine, sortant pour la première fois de son mutisme, a défendu l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Mais il peut très bien jouer l'apaisement verbal en attisant les tensions sur le terrain, juge Aurélie Allain, de la Chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM.

Et puis, parallèlement à ces images de guerre, les derniers jours ont été marqués par une escalade politique à laquelle la Russie a contribué, ne serait-ce qu'en refusant de reconnaître le nouveau gouvernement ukrainien et en exprimant son inquiétude pour ses citoyens et ses intérêts en Ukraine.

C'est aussi depuis la Russie, où il a trouvé refuge, que le président ukrainien déchu a annoncé son intention de se battre contre les «voyous fascistes» qui l'ont chassé du pouvoir.

Ajoutant de la pression à une marmite déjà bouillonnante, le Parlement de la Crimée a annoncé la tenue d'un référendum sur son statut au sein de l'Ukraine. Une question tarabiscotée, qui n'est pas sans rappeler le concept québécois de souveraineté-association, permettra aux habitants de la Crimée de décider s'ils veulent «déclarer leur souveraineté étatique» tout en maintenant des liens avec Kiev. La consultation doit avoir lieu au moment même où les Ukrainiens éliront leur prochain président, le 25 mai prochain.

Politiquement, on n'est pas loin du contexte qui a précédé l'intervention russe en Géorgie, en 2008. On retrouve, en Crimée, les mêmes tensions autour d'une enclave à majorité russe dans un pays qui cherche à quitter la zone d'influence de Moscou et à se rapprocher de l'Occident. Et le déploiement militaire est peut-être déjà commencé.

Mais jusqu'où la Russie veut-elle aller? Est-elle prête à faire la guerre pour se réapproprier la Crimée, ce bout de terre stratégique qui n'a été donné à l'Ukraine qu'en 1954?

Ou alors veut-elle aller encore plus loin et forcer toute l'Ukraine à rentrer sous sa tutelle? Quels sont au juste les intérêts de Moscou et jusqu'où Vladimir Poutine est-il prêt à aller pour les défendre?

Depuis quelques années, Vladimir Poutine tente de faire contrepoids à l'Europe avec une nouvelle union douanière «eurasienne», entre la Russie, le Kazakhstan, la Biélorussie... et l'Ukraine qui, avec ses 46 millions d'habitants, est non seulement un partenaire de poids, mais aussi un tampon entre l'Europe et la Russie.

«Pour la Russie, il n'est pas question de laisser tomber l'Ukraine ni de reconnaître l'autorité de son nouveau gouvernement», dit Jacques Lévesque, selon qui Moscou cherche à «fédéraliser» cet important voisin.

Il ne croit pas pour autant qu'on soit à la veille d'une invasion militaire pure et simple. Tout comme Aurélie Allain, selon qui ces grandes manoeuvres relèvent plutôt d'une guerre psychologique, voire d'une tentative d'intimidation visant à retrouver une puissance perdue.

Car selon elle, Moscou a plus à perdre qu'à gagner dans un affrontement militaire susceptible de conduire à une partition du pays. Ne serait-ce que pour des raisons économiques: un tel scénario précipiterait l'Ukraine vers la faillite - et c'est la Russie qui devrait alors éponger la plus grande partie de ses dettes.

L'actualité évolue tellement vite en Ukraine que ce qui est vrai aujourd'hui pourrait ne plus l'être demain. Quoi qu'il arrive dans les jours et les semaines qui viennent, ce qui est clair, c'est qu'à Moscou, les Jeux olympiques ont cédé la place à des jeux de guerre.