La scène qui suit s'est passée à Kiev il y a deux semaines - autant dire il y a un siècle.

La capitale ukrainienne était alors figée dans l'épreuve de force entre le régime de Viktor Ianoukovitch et ses opposants. Les protestataires contrôlaient le coeur de la ville. La police les laissait faire et se contentait de bloquer l'accès aux immeubles gouvernementaux. Mais à quelques centaines de mètres du célèbre Maïdan, des manifestants qui se présentaient comme des partisans du président Ianoukovitch occupaient un grand parc urbain.

Retranchés derrière une imposante barrière policière, ils étaient de toute évidence payés par le régime. C'est là que j'ai rencontré Nina Prudnikova, une dame dans la cinquantaine chargée d'organiser une manifestation bidon de «mères de policiers». Elle m'a expliqué qu'elle était grand-mère de six petites-filles et qu'elle se battait pour leur avenir. Et aussi contre la vague «fasciste» qui, selon elle, déferlerait sur l'Ukraine si jamais l'opposition devait sortir gagnante de la confrontation.

Dans la vie de tous les jours, Nina Prudnikova est conseillère municipale à Sébastopol, ville de Crimée située à 900 kilomètres au sud de Kiev.

Ce n'est pas un hasard si les rangs des «pro-régime» comptaient leur lot de personnes originaires de Crimée - cette république autonome bordant la mer Noire que Moscou a donnée en «cadeau» à l'Ukraine il y a 60 ans, à l'époque de l'Union soviétique.

Encore aujourd'hui, près de 60% des habitants de Crimée sont d'origine russe. Et plusieurs souhaiteraient retourner dans le giron de la Russie.

Dans les années 90, la menace de sécession a causé de fortes turbulences dans cette région où la Russie maintient sa flotte de la mer Noire.

C'est de cette région, qui servait de station balnéaire aux dirigeants soviétiques, que proviennent les signaux les plus inquiétants pour l'avenir de l'Ukraine, moins d'une semaine après le changement de régime à Kiev.

Au cours des derniers jours, le maire de Sébastopol, a quitté son poste. L'homme qui l'a remplacé a été choisi par un vote à main levée lors d'un rassemblement public. Dans sa toute première déclaration, il s'est engagé à défendre la ville contre les nationalistes. Lire: les nationalistes ukrainiens qui ont pris le pouvoir à Kiev.

Autre signe inquiétant, des manifestants pro-russes ont réclamé au Parlement de Crimée de tenir une assemblée extraordinaire pour se soustraire au nouveau régime de Kiev. D'autres ont remplacé un drapeau ukrainien par un drapeau russe. Ou appellent à créer des unités d'autodéfense de la Crimée.

On est loin d'un mouvement de masse. Mais il y a là un bon potentiel de déstabilisation, pour peu que quelqu'un, quelque part, ait envie de l'exploiter...

Dans les autres régions russophones du pays, la balance penche de plus en plus pour le nouveau pouvoir, constate Dominique Arel, titulaire de la Chaire en études ukrainiennes à l'Université d'Ottawa.

Des exemples? Après avoir tenté de regrouper des députés de l'Est et du Sud pour s'opposer aux nouveaux dirigeants de Kiev, le gouverneur de la région de Kharkiv, Mikhaïl Dobkine, a changé de cap et annoncé sa candidature à la présidentielle de mai prochain.

Et quand Viktor Ianou-kovitch, dans sa fuite, a voulu monter à bord d'un avion à l'aéroport de Donetsk, ce sont des agents locaux qui l'en ont empêché. «Il était dans son propre fief, et il n'a même pas pu prendre l'avion», s'étonne Dominique Arel.

En fait, les signaux les plus inquiétants pour les lendemains révolutionnaires en Ukraine proviennent surtout... de l'extérieur du pays. Plus précisément de Moscou, qui a refusé de reconnaître le nouveau pouvoir et a rappelé son ambassadeur de Kiev. Tandis que le premier ministre russe, Dmitri Medvedev, évoquait la «menace» qui pèse sur les intérêts de la Russie et sur la vie de ses «concitoyens russes».

Voler au secours des minorités menacées: c'est un prétexte qui a servi à alimenter bien des interventions militaires, dans ce coin du monde comme ailleurs.

Mais la Russie a-t-elle vraiment intérêt à se lancer corps et âme dans une aventure militaire chez son voisin? Il est possible qu'elle se contente de faire pression par des mesures économiques - dans un pays qui est au bord de la faillite, c'est assez pour lui faire mal.

Moscou peut aussi tenter de tourner la nouvelle démocratie ukrainienne à son profit, en cherchant à manipuler les candidats aux prochaines élections.

Bref, le sort de la révolution ukrainienne est loin d'être joué. «L'ordre nouveau» est encore menacé. Mais si Moscou fait preuve de pragmatisme, cette menace pourrait encore se dissiper. Croisons les doigts...