Tout avait commencé à la même période de l'année, fin novembre, moment des premiers gels et des premiers flocons. Cela se passait au même endroit, la place de l'Indépendance de Kiev, lieu de rencontre que les Ukrainiens appellent simplement maïdan: la place. Même l'homme qui cristallise la colère des protestataires est le même: le président contesté Viktor Ianoukovitch.

Les ressemblances sont fortes, mais on aurait tort de voir dans les événements qui secouent l'Ukraine depuis près de deux semaines une simple réédition de la révolution orange de 2004.

À l'époque, les Ukrainiens étaient sortis dans les rues pour protester contre une élection confisquée. Poulain du régime post-soviétique et pro-Moscou, Viktor Ianoukovitch avait alors grossièrement triché pour remporter la présidentielle contre une figure d'opposition charismatique, Viktor Iouchtchenko.

Une génération d'Ukrainiens qui n'avait connu ni l'époque soviétique ni le KGB avait alors défié le pouvoir, inspirés par les exemples de soulèvements pacifiques qui bouillonnaient alors ailleurs dans la région. La majorité des protestataires était jeune, éduquée et pacifique, convaincue que les leaders de l'opposition allaient conduire leur pays vers l'Europe et la démocratie.

Les images qui me reviennent du séjour que j'avais alors fait dans une capitale survoltée sont celles d'une fête bon enfant, exubérante, contagieuse, romantique. «Ensemble, nous sommes nombreux, personne ne nous vaincra», scandaient les manifestants. Des couples formés sur la fameuse place se mariaient, en vêtements orange. Et même si la partie orientale de l'Ukraine ne les suivait pas, les révoltés de 2004 étaient convaincus que l'Histoire allait leur donner raison.

Ils ont remporté leur pari. Viktor Iouchtchenko accède à la présidence le 20 janvier 2005. L'égérie de la révolution orange, Ioulia Timochenko, devient première ministre. Mais au lieu de lancer les réformes promises, les nouveaux dirigeants passent leur temps à se chamailler. Le pays stagne, l'économie s'enfonce, à un point tel qu'en 2010, lors d'un nouveau scrutin, les Ukrainiens élisent Viktor Ianoukovitch... celui-là même qu'ils avaient chassé six ans plus tôt.

Suivant l'exemple de son voisin Vladimir Poutine, celui-ci change la Constitution, concentre les pouvoirs entre ses mains, réprime les médias, répartit les richesses ukrainiennes entre une poignée d'oligarques. Sans oublier d'intenter un procès à sa rivale à la présidentielle, Ioulia Timochenko, qui croupit en prison depuis deux ans.

Et finalement, après avoir promis à maintes reprises de diriger l'Ukraine vers l'Union européenne, Ianoukovitch suspend le processus de partenariat européen et claque la porte du sommet de Vilnius.

Pourquoi ce virage? Le spécialiste de l'Ukraine Dominique Arel, de l'Université d'Ottawa, y voit une tentative de faire monter les enchères entre Moscou et Bruxelles. Tentative qui dénote que «Ianoukovitch n'est tout simplement pas capable de saisir, cognitivement, ce qu'est la politique européenne».

Quoi qu'il en soit, ce coup de théâtre secoue l'apathie politique des Ukrainiens et les pousse à reprendre le chemin du maïdan.

L'atmosphère y est-elle la même qu'en 2004? Pas vraiment, répond Mikhailo Minakov, de l'Académie Mohyla, à Kiev. Ce politologue avait pris part à la révolution orange dès les toutes premières manifs. Il trouve que cette fois, les manifestants sont «moins naïfs, plus sobres». L'exaltation n'est pas de mise. D'autant plus qu'il n'y a pas l'ombre d'un leader charismatique à l'horizon. Autre différence, les opposants ne forment pas un front aussi uni qu'en 2004.

En gros, détaille Mikhailo Minakov, les nouveaux occupants de la place de l'Indépendance sont des jeunes qui voient l'Europe comme un choix de civilisation. Des libéraux démocrates qui veulent assainir l'économie. Mais aussi des radicaux ethnonationalistes et homophobes qui risquent de tout faire déraper, par des provocations susceptibles de justifier la répression.

Déjà, le week-end dernier, l'appareil répressif a montré ses dents - mais le mouvement de protestation s'est alors étendu, à un point tel qu'aujourd'hui, «Ianoukovitch n'est plus le président légitime de l'Ukraine», résume Mikhailo Minakov, qui croit que son régime est condamné. Comme en 2004.

Finalement, la révolution orange était le soulèvement de tous les espoirs. La protestation de l'automne 2013, elle, est plutôt la révolte des illusions perdues. À la base, un dénominateur commun: la conviction d'une grande partie de la population ukrainienne et de l'élite intellectuelle du pays, que l'avenir se trouve à l'ouest.