Quand elle fait ses courses quotidiennes, Betty Canizar pense rarement à s'arrêter à la boulangerie pour prendre une baguette.

«On nous a assez dit que le pain fait grossir, j'ai perdu le réflexe d'en acheter.» Cette psychologue parisienne sert encore du pain à l'occasion, quand elle reçoit des amis. Autrement, elle s'en passe.

Betty Canizar n'est pas la seule Française à bouder la traditionnelle baguette. Les ventes de pain ont chuté de façon vertigineuse dans son pays depuis un siècle. En 1900, un Français moyen mangeait 900 grammes de pain par jour. L'équivalent de trois baguettes. Aujourd'hui, c'est 120 grammes et des miettes. La baguette, ce symbole national par excellence, a du plomb dans l'aile.

Inquiets, les boulangers ont lancé une opération de sauvetage. «Coucou, as-tu pris le pain?», demandent les affiches qui ornent les vitrines de boulangeries dans plus de 100 villes françaises.

Lancée cet été par l'Observatoire du pain, lobby de boulangers et de meuniers, cette campagne de un million d'euros veut pousser les Français à renouer avec le pain. Une bataille à contre-courant, où il n'est pas seulement question de ce que les Français mettent dans leurs assiettes, mais aussi de mutations sociales plus profondes, sur fond de crise économique.

«Nos 32 000 boulangeries artisanales, c'est notre exception culturelle», souligne avec emphase Bernard Valluis, coprésident de l'Observatoire du pain.

Le plus grand expert du pain hexagonal est un historien américain, Steven Kaplan, que j'ai joint à Biarritz, jeudi. Il ne mâche pas ses mots: «La boulangerie française est en crise depuis longtemps, si elle ne remonte pas, elle va couler.»

Pour lui, l'enjeu dépasse une simple question alimentaire: «Le pain est porteur d'histoires et de valeurs.» Ce passionné de la mie et de la croûte va jusqu'à associer l'achat d'une miche chez le boulanger à une «obligation patriotique».

Mais selon lui, la crise du pain français n'est pas seulement quantitative, elle est aussi qualitative.

Si la consommation de pain a chuté de façon vertigineuse au XXe siècle, c'est parce que l'industrialisation a réduit les besoins caloriques des gens, parce que l'enrichissement collectif a diversifié le menu des familles, parce que les régimes amaigrissants associent pain et prise de poids, parce que certaines habitudes se sont effilochées au fil des ans, surtout chez les jeunes.

«Les gens ne cuisinent plus, ils achètent tout dans un magasin Carrefour, on vit dans une société où tout le monde court», soupire Estelle Fourtier, gérante d'une boulangerie du 11e arrondissement.

Il y a la crise économique, aussi. La bonne baguette artisanale se détaille 1,20 euro. «De plus en plus de consommateurs trouvent que c'est trop», constate Ridha Khader qui a remporté cette année le prix de la meilleure baguette de Paris - honneur sans précédent pour un boulanger d'origine tunisienne...

Mais revenons à nos petits pains: pour remonter la pente, et contrer la concurrence des grandes surfaces, les boulangers français doivent offrir le meilleur produit qui soit. Or, la pression à la vitesse sévit aussi dans leurs propres fours, selon Steven Kaplan. Aux dépens de la qualité.

Pour faire un bon pain, «il faut pétrir doucement, pour ne pas stresser la pâte», souligne le boulanger Lionel Odic. Il laisse fermenter son pain pendant 15 heures, le temps qu'il faut pour laisser monter les arômes.

Même si la France a imposé un régime d'appellation contrôlée pour le pain artisanal, il y a 20 ans, le pain insipide boosté à la levure continue de sévir. Résultat: «une désaffection sensorielle des consommateurs», selon la jolie formule de Steven Kaplan.

Traduction: tant qu'à acheter un pain médiocre dans une boulangerie, les Français achètent des baguettes tout aussi médiocres, mais moins chères, dans une grande surface.

Le détour par la boulangerie doit se justifier par la qualité, sans laquelle la bataille du pain est perdue, fait valoir l'historien, selon qui la campagne de promotion en cours passe à côté de cet élément essentiel.

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La France peut-elle sauver son âme en sauvant la baguette? C'est sur cette question angoissante que débute mon passage au bureau parisien de La Presse. Je prends la relève de mon collègue Maxime Bergeron, qui y a accompli un boulot remarquable depuis quatre mois.

Au cours des prochaines semaines, donc, je vous parlerai de la France, d'Europe, et peut-être aussi des quelques pays qui vivent des crises profondes, là-bas, de l'autre côté de la Méditerranée.

Chose certaine, ce ne sont pas les boulangers qui vont se plaindre de ma présence. Si j'en juge par ma première semaine à Paris, j'apporterai une généreuse contribution à la remontée de la baguette...

La baguette en chiffres:

125 g

Les Français mangent en moyenne 125 g de pain par jour, les Françaises 80 g.

32 000

Le nombre de boulangeries en France a fondu de 54 000 dans les années 50 à 32 000 aujourd'hui.

99%

Dans les années 50, 99% des boulangers fabriquaient le pain de façon artisanale, contre 63% aujourd'hui.

10%

La consommation de pain a baissé de 10% chez les adultes et de 28% chez les jeunes depuis 10 ans.