C'était une époque où tout était possible. Et Boris Berezovski voulait précisément ça: tout.

S'il était né deux décennies plus tôt, ce mathématicien se serait vraisemblablement contenté de son emploi de chercheur à l'Académie soviétique des sciences. Il aurait habité dans un appartement communautaire et subsisté avec un salaire modeste lui permettant tout au plus de rêver à l'achat d'une Lada.

Mais Boris Berezovski avait 45 ans quand l'URSS a implosé, laissant de grands pans de l'ancien empire ouverts à toutes les convoitises. La Russie des années 90 était un État sans règles où les prédateurs faisaient la loi. Et le modeste scientifique a vite compris comment tirer profit de ce chaos.

Après avoir fondé sa première entreprise, LogoVAZ, fabricant de logiciels d'autos, il s'est lancé à la conquête d'anciens conglomérats soviétiques dans le domaine du pétrole, de l'aluminium et de la télévision.

«Berezovski est le parfait exemple des oligarques nés de ce changement de régime», dit le géographe Henri Dorion, qui a été délégué du Québec à Moscou pendant ces années folles. Des gens qui s'appropriaient le butin postsoviétique avec l'aide de l'État. Henri Dorion se souvient d'un dirigeant d'une société d'État soviétique en Sibérie qui s'est approprié cette même institution au moment de la privatisation. Pas plus compliqué que ça.

Ces oligarques se sont comportés comme si la Russie leur appartenait. Mais pour exercer leur pouvoir, il leur fallait plus que de l'argent. Ils devaient tirer les ficelles politiques.

C'est son premier poulain, Boris Eltsine, soutenu à plein par sa chaîne de télé aux élections de 1996, qui a permis à Berezovski de mettre le grappin sur des sociétés comme Sibneft (pétrole) et Rusal (aluminium), en guise de renvoi d'ascenseur. Dans les années qui ont suivi, Boris Berezovski, le faiseur de rois, était partout, allant jusqu'à financer des rebelles tchétchènes et négocier des prises d'otages.

«Pouvoir. Politique. Meurtre. Boris Berezovski pourrait enseigner une chose ou deux aux gars en Sicile», a écrit le journaliste Paul Khlebnikov dans un long portrait de l'oligarque milliardaire, qu'il décrivait comme le «parrain du Kremlin».

Mais les meilleurs mathématiciens peuvent aussi faire des erreurs de calcul. Après Eltsine, la clique de Berezovski a jeté son dévolu sur un obscur apparatchik de l'appareil de sécurité de l'État, Vladimir Poutine. Et ils ont mis en branle toute leur machine occulte pour le faire élire.

Quelques mois à peine après son accession à la présidence, en janvier 2000, Poutine a décidé de mordre la main qui lui a apporté le pouvoir: il a déclaré la guerre aux oligarques. Poursuivi pour détournement de fonds, Berezovski a été forcé de s'exiler. C'était ça ou la prison.

L'ancien «parrain du Kremlin» a passé des années à combattre Poutine de Londres, allant jusqu'à appeler à son renversement par la force, pour protester contre son régime autocratique. Récemment, sur sa page Facebook, il a même demandé pardon aux Russes de leur avoir donné leur président.

Sauf que pour beaucoup de Russes, l'arrivée de Poutine a signifié la fin du chaos. Les rapaces des années 90 ne sont pas particulièrement aimés par leurs compatriotes, qui les voient comme des voleurs sans scrupules. Et les appels à la démocratie paraissent pour le moins suspects quand ils viennent d'un homme qui n'a pas hésité à la manipuler pour son seul profit.

Durant les derniers mois de sa vie, Berezovski est descendu très bas. Ayant perdu un procès contre son associé de la première heure, Roman Abramovitch, il s'est trouvé endetté, forcé de vendre ses domaines et ses tableaux. Il a été trouvé mort, dimanche, dans sa salle de bains.

Sa mort est à l'image de sa vie: hors du commun et baignée de mystère. Chose certaine, qu'il se soit suicidé ou non (l'hypothèse d'un assassinat semble peu plausible), cet homme emporte avec lui une époque révolue.

Dans tout ce qui s'est écrit sur lui depuis deux jours, il y a cette image, tirée d'un commentaire du journaliste Vadim Nikitin, d'un homme qui a créé de toutes pièces la Russie qui a causé sa perte. Et qui a donc, jusqu'à un certain point, creusé sa propre tombe.

BORIS BEREZOVSKI EN 10 DATES

23 janvier 1946

Naissance à Moscou dans une famille russe juive. Boris Berezovski se convertira à la religion orthodoxe à 47 ans.

1968

Il obtient son diplôme de l'Institut de génie forestier de Moscou.

1983

Il obtient son doctorat en mathématiques appliquées. Il travaille comme chercheur jusqu'en 1987.

1989

Il fonde l'entreprise LogoVAZ, qui fabrique des logiciels automobiles.

1991

Chute de l'Union soviétique.

1994

Berezovski est ciblé lors d'un attentat à la voiture piégée, dans lequel son chauffeur est tué. La même année, il prend le contrôle de la télévision ORT, qui remplace l'ancienne première chaîne de l'ère soviétique.

1996

Berezovski aide à faire réélire Boris Eltsine à la présidence de la Russie.

2000

L'ex-obscur officier du KGB Vladimir Poutine accède au pouvoir, avec le soutien de Berezovski. Quelques mois plus tard, il entre en conflit avec le président Poutine et choisit de s'exiler.

2012

Berezovski perd son procès contre son ancien associé Roman Abramovitch, qu'il accuse de l'avoir forcé à vendre ses actions dans le groupe Sibneft. Il doit rembourser des dizaines de millions de dollars en frais juridiques.

23 mars 2013

Boris Berezovski est trouvé mort dans sa salle de bains.