Les chiffres font dresser les cheveux sur la tête. En 2010, 3158 viols ont été rapportés dans l'armée américaine. Ce qui équivaut à huit viols par jour. Ou encore un viol toutes les trois heures.

Une soldate américaine sur trois affirme avoir subi une forme de violence à un moment ou un autre de sa carrière militaire. Et ça, c'est sans compter toutes celles qui se taisent, écrasées par la honte.

Le phénomène est si répandu qu'au plus fort de la guerre en Irak, une femme engagée dans l'armée des États-Unis avait plus de chances d'être violée que d'être tuée par l'ennemi!

Les agresseurs n'appartiennent pas à une armée adverse. Ce sont, le plus souvent, les collègues, amis ou supérieurs des victimes.

C'est ce que le documentariste Kirby Dick a appelé The Invisible War: la guerre invisible. Dans son film, mis en nomination aux Oscars, il fait plus qu'aligner des statistiques. Il met des visages sur ce fléau, que l'armée balaie sous le tapis, tel un honteux secret de famille.

Le visage de Kori Cioca, par exemple: une ancienne garde-côte qui a été violée et battue avec une telle sauvagerie qu'elle en a eu la mâchoire détruite et se nourrit depuis cinq ans avec du Jello et des purées.

Et puis, il y a Robin, Ariana, Helen, Jessica, Ayana, et combien d'autres jeunes femmes qui sont entrées dans l'armée pleines d'enthousiasme et d'espoir. Et en sont sorties avec leurs rêves fracassés et une vie en miettes.

Toutes ont confié au cinéaste que le pire, ce n'était ni le viol ni la brutalité physique. Le pire, c'était la carapace contre laquelle elles se sont heurtées dès le moment où elles ont osé dénoncer leurs agresseurs.

Suivant la hiérarchie militaire, c'est vers leur supérieur qu'elles devaient se tourner pour porter plainte. Un supérieur presque toujours incrédule et solidaire avec ses «boys.»

Non seulement ces femmes n'ont reçu aucune aide de l'armée qui leur a volé toutes leurs illusions, mais en plus, plusieurs ont subi des représailles professionnelles pour avoir osé se plaindre. Quand elles n'ont pas été blâmées pour avoir provoqué leurs agressions. «Ne te maquille surtout pas, les gars vont penser que tu veux coucher avec eux», avait conseillé un soldat à une nouvelle collègue.

«J'ai reçu trois plaintes pour viol aujourd'hui, c'est une blague ou quoi?», a dit un officier à l'une des femmes qui ont eu le courage de se confier au cinéaste.

Une bonne blague, en effet: la vaste majorité des accusations de viol n'aboutit nulle part. Et la très vaste majorité des agresseurs ne subit aucune sanction. L'impunité est quasi absolue.

Le documentaire essaie de déterrer les racines de cette sordide épidémie. Au fil des entrevues, on tombe sur cette statistique: 15% des nouvelles recrues de l'armée ont déjà commis une agression sexuelle dans la vie civile. Avec sa culture de violence et d'hyper virilité, l'armée attire les violeurs potentiels. Ça, on peut le comprendre. Ce qui est plus difficile à expliquer, c'est pourquoi elle les accueille si généreusement dans ses rangs.

The Invisible War étale sur grand écran une culture de misogynie, de soumission hiérarchique, de violence, de secret et d'impunité qui sévit dans tous les corps de l'armée américaine et n'épargne ni les femmes ni les hommes. (Ces derniers sont proportionnellement moins exposés au viol. Mais comme ils sont largement majoritaires, ils sont plus nombreux que les femmes à subir les agressions de leurs collègues en uniforme.)

«Même si la plupart des soldats ne sont pas des violeurs, et que la plupart des hommes ne détestent pas les femmes, dans l'armée, même le meilleur des hommes peut succomber à la pression d'agir comme si c'était le cas», avait écrit, à ce sujet, la journaliste Helen Benedict dans un long article intitulé: «Pourquoi les soldats violent-ils?»

En février 2011, 17 soldates américaines ont intenté un recours collectif contre le Pentagone, dénonçant le traitement qu'elles ont subi dans l'armée et l'indifférence de ceux qui auraient dû les protéger.

Le recours a été rejeté en décembre. Pourquoi? Parce qu'en 1950, la Cour suprême des États-Unis avait rendu une décision qui place carrément l'armée au-dessus des tribunaux civils.

The Invisible War n'a pas gagné d'Oscar, dimanche. Mais ce n'est pas une raison pour ne pas en parler...