«Pour la première fois de leur très longue histoire, les Égyptiens vont voter sans connaître à l'avance l'identité de leur prochain président.»

C'est le politicologue égyptien Mustapha al-Sayyid, joint par téléphone hier, qui attire mon attention sur le caractère historique de l'élection présidentielle qui commence aujourd'hui, en Égypte. Un fait facile à oublier dans la prolifération des mauvaises nouvelles qui nous viennent de ce pays depuis la chute de son ex-président, Hosni Moubarak.

Pendant les 15 mois qui ont suivi la débâcle du dictateur, son régime, ou ce qu'il en restait, s'est accroché au pouvoir de toutes les manières possibles. Après avoir poussé Moubarak vers la sortie, l'armée a réprimé les opposants, de simples blogueurs ont atterri en prison, il y a eu de la torture et des explosions de violence visant, entre autres, les chrétiens.

Aux législatives de novembre, les révolutionnaires de la première heure se sont fait doubler par les islamistes, y compris les plus rétrogrades. Quand les nouveaux élus ont entrepris d'écrire la nouvelle constitution du pays, l'exercice a lamentablement déraillé. À un point tel qu'au moment d'élire leur prochain président, les Égyptiens ignorent quelle sera au juste l'étendue de ses pouvoirs...

Et pourtant, le vote de cette semaine, qui sera vraisemblablement suivi par un deuxième tour en juin, marque une date historique. Quel que soit le gagnant, le retour en arrière n'est plus possible, assure Mustapha al-Sayyid. Selon lui, l'armée qui dirige le pays depuis 15 mois est prête à céder le pouvoir aux civils. Elle va continuer à vouloir influencer les mesures qui la concernent, mais pour le reste, «les militaires vont retourner dans leurs baraques».

Ahmad Zewail, Prix Nobel égyptien de chimie, partage cet optimisme. «Depuis Ramsès II [...], les Égyptiens n'ont jamais pu voir un débat sur l'identité de la personne qui exercera les plus hauts pouvoirs au pays», écrit-il dans le Christian Science Monitor. La semaine dernière, les deux principaux candidats à ce poste, l'ancien président de la Ligue arabe Amr Moussa et le Frère musulman défroqué Abdel Moneim Aboul Fotouh, se sont affrontés pendant quatre heures dans un débat télédiffusé. Un précédent qui, selon Ahmad Zewail, fait contrepoids à l'image d'un pays sombrant inexorablement dans le chaos et l'intolérance...

Une douzaine de candidats se présentent au premier tour de la présidentielle. Les sondages accordent une légère avance à Abdel Moneim Aboul Fotouh, que l'on décrit souvent comme un Erdogan égyptien, en référence à l'islamisme modéré du président de la Turquie. Il est par exemple opposé à l'imposition du voile islamique, et s'est déjà montré ouvert aux conversions religieuses - sujet ultradélicat en Égypte.

Avec peu de moyens, ce candidat a réussi à récolter des appuis dans tous les milieux, y compris chez les jeunes révolutionnaires de la place Tahrir. Son principal rival a déjà été lié au régime de Hosni Moubarak, ce qui lui aliène une partie de la population. En même temps, son expérience joue en sa faveur. Il est libéral et clairement non religieux. Le peloton de tête présidentiel compte aussi deux autres candidats, le représentant officiel des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et le dernier premier ministre de l'ère Moubarak, Ahmed Shafik.

Quel que soit le gagnant, il aura devant lui une tâche immense: panser les plaies des 15 derniers mois, tenter de réunifier un pays déchiré, relancer l'économie durement éprouvée par les cahots postrévolutionnaires.

Les écueils sont nombreux. Si les islamistes se retrouvent avec le monopole du pouvoir, ils risquent d'en abuser. Sinon, le pays risque de s'engluer dans des chicanes stériles. Aucun des candidats n'est parfait, et plusieurs des manifestants de la première heure ont le sentiment de s'être fait voler leur révolution, et préféreront bouder le vote.

Il reste qu'une majorité des 50 millions d'électeurs égyptiens ont l'intention de voter, aujourd'hui ou demain. Et qu'ils auront l'occasion d'influencer véritablement le choix de leur prochain président. Même si les turbulences des printemps arabes ont engendré bien des désillusions, ça vaut quand même la peine d'être souligné.