Il y a trois jours, Ala'a Shehabi a eu Bernie Ecclestone au bout du fil.

Ala'a Shehabi, c'est l'une des voix d'opposition les plus connues à Bahreïn, ce minipays du golfe Persique plongé dans son «printemps arabe» depuis un an.

Bernie Ecclestone, lui, n'a pas vraiment besoin de présentation: homme d'affaires britannique, c'est le grand patron de la Formule 1, dont le prochain Grand Prix doit se tenir le 22 avril, à Bahreïn.

Bernie Ecclestone était en route vers la Chine quand il a joint Ala'a Shehabi - une économiste née et élevée en Grande-Bretagne, qui est rentrée vivre au pays de ses ancêtres il y a quelques années.

Lors de leur conversation, ils ont parlé de l'état de santé d'Abdulhadi Alkhawaja, militant des droits de l'homme accusé de «complot» et condamné à la prison à vie par le régime de Manama. En grève de la faim depuis deux mois pour protester contre son incarcération, il a été transporté dans un hôpital militaire, où il serait nourri de force. Il est très affaibli, au point que sa vie est menacée, selon Amnistie internationale.

Puis, la militante et «monsieur Formule 1» ont discuté de la prochaine grand-messe de la course automobile. Les opposants de Bahreïn font des pieds et des mains pour que ce Grand Prix soit annulé. Selon Ala'a Shehabi, le patron de la F1 cherche une solution de compromis. Comme organiser une conférence de presse pour l'opposition pendant la course.

Pas assez, rétorquent les opposants. «Le Grand Prix, c'est un événement prestigieux, festif. Et moi, je n'ai aucune raison de me réjouir», a expliqué Ala'a Shehabi quand je l'ai jointe au téléphone, hier.

«Ici, la situation est très tendue. Les gens vivent dans la douleur. Chacun a un proche en prison. La majorité des gens ne veulent pas de ce Grand Prix.»

Les premières manifestations contre le régime de Bahreïn remontent à février 2011. Le gouvernement a réagi en alternant la carotte et le canon. Il est allé jusqu'à raser la place de la Perle, l'équivalent bahreïni de la place Tahrir. L'Arabie saoudite voisine a volé au secours de la famille royale, en envoyant ses troupes à Bahreïn.

Parallèlement, le régime a tenté d'étouffer la révolte en promettant des réformes, en annonçant que les milliers de protestataires congédiés pourraient retrouver leur emploi, et en organisant une Commission d'enquête sur la répression qui a publié un rapport mi-figue, mi-raisin, en novembre.

Le roi Hamad Ben Issa al-Khalifa s'est engagé à suivre ses recommandations. Mais l'opposition a jugé ses réformes largement insuffisantes.

«Tout ce qu'ils ont fait, c'est gagner du temps», résume Ala'a Shehabi. Pendant ce temps, la répression s'est poursuivie. Avec un peu moins d'une centaine de morts, elle n'est pas aussi sanglante qu'en Syrie. Mais les prisons de Bahreïn comptent quand même 600 prisonniers politiques. Sur une population d'un peu plus de 1 million d'habitants, dont la majorité sont des étrangers, c'est beaucoup. L'équivalent, grosso modo, d'un millier de prisonniers politiques à Montréal.

L'appareil répressif de ce pays est implacable. Les détenus sont systématiquement torturés. Le mari de Mme Shehabi, qui a passé neuf mois en prison, a été battu, fouetté, privé de sommeil... «Et il n'est qu'un cas parmi des milliers d'autres.»

Pour toutes ces raisons, les opposants bahreïnis appellent la F1 à suspendre l'épreuve du 22 avril. Hier, le Centre pour les droits de l'homme de Bahreïn a envoyé une lettre aux télédiffuseurs de la course, les réseaux BBC et Sky. «La majorité de la population ne prendra aucun plaisir à cette course. En fait, elle la verra comme une provocation», écrivent les signataires de la lettre, qui appellent les deux réseaux à ne pas diffuser ce Grand Prix.

L'an dernier, le Grand Prix de Bahreïn a été annulé pour des raisons de sécurité. Le mouvement de révolte venait de commencer, et il y avait encore des manifestations et des affrontements dans la capitale.

Aujourd'hui, la ville de Manama est calme. Mais le pays bouillonne encore. Le 9 mars, une des plus importantes manifestations d'opposition a eu lieu sur une autoroute, à quelques kilomètres de la capitale. Les opposants, qui appellent à l'instauration d'une monarchie constitutionnelle, sont durement réprimés. Et un de leurs plus célèbres porte-parole, Abdulhadi Alkhawaja, est peut-être en train de mourir, après 64 jours de grève de la faim.

Cette fois, si la course finissait par être annulée, ce ne serait donc pas par souci de sécurité, mais pour des raisons politiques. Ou encore morales. Car tenir un Grand Prix, dans ce contexte, équivaut à «donner une tape dans le dos du régime, lui dire qu'il mérite cet événement», déplore Ala'a Shehabi. Et manifestement, le régime de Manama a besoin d'un tout autre message.

Bref, le 22 avril prochain, à Bahreïn, c'est vraiment un mauvais endroit, et un mauvais moment pour une course. En revanche, il y a là une excellente occasion pour montrer que le sort de ce pays ne nous laisse pas indifférents.