La nuit était encore bien noire quand une ombre a émergé de la base militaire américaine de Belambai, dans le sud de l'Afghanistan, pour se diriger vers les villages voisins de Balandi et Alkozai.

Après avoir marché pendant plus d'un kilomètre, le soldat a ratissé les villages, maison par maison. Et il a froidement abattu leurs habitants, dont la plupart dormaient encore quand l'homme a commencé à tirer.

Bilan du carnage: 16 morts, dont 9 enfants et 3 femmes. Selon les témoignages des survivants, l'homme était seul, il fouillait les maisons comme s'il était à la recherche de quelque chose, et il tirait pour tuer, même si ses victimes n'étaient pas armées.

Le soldat a ensuite rassemblé quelques corps pour y mettre le feu, avant de rentrer à la base militaire et de remettre son sort entre les mains de ses supérieurs.

Au moment d'écrire ces lignes, le nom du militaire n'avait pas encore été divulgué. On sait qu'il s'agit d'un homme dans la trentaine, père de deux enfants, qui en était à son premier séjour en Afghanistan, mais qui avait déjà servi trois fois en Irak. Ironiquement, l'homme était rattaché à une unité de «stabilisation des villages», destinée à faire participer les habitants de ces communautés à leur propre sécurité...

On ne comprendra probablement jamais tout à fait ce qui s'est passé dans la tête de ce soldat pour le pousser à tuer des civils sans défense avant l'aube, dimanche. En revanche, on imagine trop bien les retombées potentielles de ce carnage, que plusieurs analystes ont décrit hier comme un point de bascule, un événement qui pourrait précipiter le départ des troupes étrangères de l'Afghanistan. Et qui jette un éclairage impitoyable sur une guerre qui apparaît de plus en plus perdue.

«On entre dans une situation de crise, c'est un tournant pour les Afghans, mais aussi pour l'opinion publique aux États-Unis et pour les soldats américains», dit Douglas Wissing, journaliste qui vient de publier un livre sur l'engagement des troupes américaines en Afghanistan. Le titre de son livre est éloquent: Financer l'ennemi. Il y décrit comment les États-Unis aident indirectement les talibans, tout en les combattant.

Un exemple: les nombreuses pertes civiles chez les Afghans renforcent les factions les plus radicales chez les talibans. Et le carnage de dimanche ne pourra qu'exacerber le phénomène. D'autant plus qu'il s'ajoute à une série d'événements moins meurtriers, mais tout aussi nocifs pour l'image des troupes occidentales. En février, des militaires américains ont brûlé des exemplaires du Coran, causant une explosion de violence qui a fait plusieurs morts. En janvier, des soldats américains ont fait circuler des images abjectes, où on les voit uriner sur des cadavres. Tous ces événements nourrissent une montée de l'hostilité contre les troupes étrangères en Afghanistan, selon Douglas Wissing.

Ce dernier a interviewé des dizaines de soldats américains, et selon lui, ceux-ci voient la guerre en Afghanistan comme une cause perdue, un champ de bataille dont il faut déguerpir le plus vite possible, en se contentant de limiter les dégâts. «Ils ont complètement perdu confiance dans l'utilité de cette guerre», dit-il. Quant à l'appui public à cette guerre aux États-Unis, «il n'a cessé de décliner depuis la mort d'Oussama ben Laden».

«Des militaires de haut rang reconnaissent, derrière les coulisses, que cette guerre est terminée», dit encore le journaliste. Théoriquement, les États-Unis doivent se retirer de l'Afghanistan en 2014. Mais la tuerie de dimanche pourrait accélérer ce départ. D'autant plus que de nombreuses voix s'élèvent aujourd'hui à Kaboul pour réclamer que le tireur de dimanche soit traduit devant la justice afghane. Compréhensible du point de vue afghan. Mais inacceptable aux yeux de Washington.

Michael Hanlon, de l'institut Brookings, rappelle qu'un enchaînement de faits semblable avait accéléré le départ américain de l'Irak. Là aussi, tout avait commencé par un carnage: celui de 17 civils tués dans une fusillade par des agents de la firme de sécurité Blackwater. Le gouvernement irakien avait réclamé qu'ils aient leur procès en Irak. Washington a dit non. C'était le point de bascule pour l'engagement américain en Irak...

Ce qui s'est passé dimanche dans deux petits villages de la province de Kandahar n'est qu'une goutte d'horreur s'ajoutant à un verre déjà bien rempli. Mais une goutte qui risque de faire dérailler les délicates négociations sur les conditions du retrait américain de l'Afghanistan. Et de tuer dans l'oeuf tout espoir d'amener les talibans modérés à baisser les armes et à conclure un accord de paix.

Après tout, dit Douglas Wissing, «les talibans n'ont aucun intérêt à négocier la fin d'une guerre qu'ils sont déjà en train de gagner».