Nous étions en train de parler avec des réfugiés syriens à Wadi Khaled, dans le nord du Liban, quand un feu d'artifice a explosé au-dessus de Tal Kalakh - ville syrienne tout juste de l'autre côté de la frontière.

Quand ils ont entendu le grondement familier, les enfants se sont mis à courir dans tous les sens, pour se mettre à l'abri. Les obus avaient beau tracer leurs éclairs au-dessus de la Syrie, la ligne de démarcation entre les deux pays est imperceptible dans ce paysage vallonné. La pétarade d'explosions semblait menacer indifféremment les deux côtés de la frontière.

Mais même invisible, cette frontière est devenue quasi infranchissable. J'avais beau me trouver à quelques dizaines de mètres du territoire syrien, je ne pouvais y accéder qu'à travers les yeux de ces enfants effrayés et ce ciel percé de flashs lumineux.

Le jour même où j'ai atterri à Beyrouth, il y a deux semaines, l'armée syrienne venait de bombarder la maison qui abritait les derniers journalistes étrangers à Baba Amr, quartier assiégé de Homs, ville considérée comme la «capitale» de la révolution syrienne.

La journaliste Marie Colvin et le photographe Rémi Ochlik ont péri dans ce bombardement. Deux autres journalistes ont été blessés. Tout porte à croire qu'ils ont été ciblés par le régime. Les récits racontant leur fuite, sous le feu de l'armée syrienne, donnent froid dans le dos.

Quelques semaines plus tôt, Damas avait cessé d'attribuer des visas de journalistes, mettant fin au simulacre d'ouverture devant les médias étrangers. L'entrée légale en Syrie est devenue impossible. Et avec le déchaînement de feu contre les villages contrôlés tant bien que mal par les rebelles, les reportages clandestins sont devenus suicidaires.

Résultat: à quelques rares exceptions près (dont Paul Wood, de la BBC, qui signe toujours des reportages de la banlieue de Homs), il ne reste plus de journalistes pour témoigner directement de ce qui se passe en Syrie, où le régime semble prêt à tout pour écraser ses opposants.

Et pour s'assurer qu'il en sera ainsi à l'avenir, Damas a menacé hier de traduire en justice tout journaliste étranger qui se sera infiltré sur son territoire.

Quand les Tunisiens sont descendus dans les rues pour protester contre le régime de l'ex-président Ben Ali, les grands médias internationaux étaient là. Les images de la place Tahrir ont elles aussi fait le tour de la planète, créant un courant de sympathie pour les opposants égyptiens.

Quand les Libyens se sont soulevés contre leur dictateur, leur pays s'est fractionné en deux. Le régime contrôlait strictement l'accès des médias dans la capitale. Mais les journalistes étrangers ont afflué à Benghazi, épicentre de la révolte. Quand Kadhafi a lancé ses chars d'assaut contre cette ville, toute la presse internationale était là pour en témoigner.

Dans tous ces cas de figure, la présence des médias internationaux a créé une pression internationale et contribué à la chute des dictateurs. Ces pays libérés ne sont pas devenus des paradis, loin de là. Leur avenir est incertain. Mais au moins, il n'y a pas eu de boucherie.

Bachar al-Assad, lui, est en train de réussir là où ses prédécesseurs ont échoué: à imposer une chape de plomb sur l'information, dans l'espoir de régler leur compte à ses opposants à l'abri des regards indiscrets.

Des témoins locaux parviennent toujours à diffuser des scènes de rues réduites en ruines, de blessés torturés dans des hôpitaux - des images qu'ils cueillent au péril de leur vie.

Mais la plupart de ces témoignages sont présentés avec cet avertissement: ces informations ont été impossibles à vérifier de façon indépendante. Ce qui ouvre la porte au doute.

Selon la version du régime, les opposants sont de redoutables terroristes, principaux responsables de la tuerie qui se déchaîne en Syrie. «Je suis ici à Ground Zero [...], les bombardements sont impitoyables, et il n'y a ici que des maisons de civils», a dit Marie Colvin dans une de ses dernières entrevues de Baba Amr.

Les réfugiés qui ont fui Homs vers le Liban depuis la grande offensive de la semaine dernière ont apporté, dans leurs bagages, leurs souvenirs horrifiés d'une ville qui «sent la mort», où la vue de corps démembrés est devenue si banale qu'elle n'émeut même plus. Plusieurs évoquent des cas d'exécutions sommaires, des histoires d'hommes égorgés à des postes de contrôle militaires.

Des récits terrifiants, mais pour l'instant impossibles à vérifier.

Ce n'est pas pour rien que le régime Assad a commencé par terroriser les médias avant de lancer sa grande offensive contre Homs. Maintenant qu'il y est parvenu, maintenant que la voix de Marie Colvin a été réduite au silence, qui va nous donner l'heure juste sur ce qui se passe à Homs, comme dans les autres villes syriennes assiégées? À Rastan, par exemple, où les combattants anti-Assad ont fui après avoir été chassés de Baba Amr?

Il n'y a pas de solution simple à la crise syrienne. L'Arabie saoudite appelle à l'armement des rebelles. À Washington, le sénateur John McCain plaide pour des frappes aériennes contre le régime. Autant de mauvaises idées qui risquent d'envenimer le conflit et de le faire déborder chez ses voisins, écrit l'International Crisis Group, selon lequel seule une intervention forte de la Russie en faveur d'une solution négociée peut encore sauver les meubles en Syrie.

Oui, la Syrie est une poudrière qui sert de théâtre à un conflit plus large, opposant musulmans sunnites et chiites. Des acteurs étrangers, dont l'Iran, l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, sont directement concernés par le dénouement de la crise.

Tout cela est vrai. Mais cela n'empêche pas qu'en ce moment précis, un régime contesté massacre ses citoyens sans l'ombre d'un scrupule. Et qu'en l'absence de témoins, il se sent libre de continuer à assassiner à huis clos.