Pendant trois mois, au printemps dernier, Misrata a été la ville de tous les dangers. Coupée du monde, assiégée par les troupes de Kadhafi, cette ville a donné lieu à l'une des batailles les plus féroces de la guerre civile libyenne.

La plupart des organisations humanitaires ont fini par boucler leurs valises, le temps que les choses se calment. L'une des rares à n'avoir jamais fui cette ville est Médecins sans frontières, qui a continué à donner des soins sous les bombes et les obus.

Forcément, après leur victoire, les combattants anti-Kadhafi ont gardé des liens de sympathie avec MSF. Au point de lui donner accès aux centres de détention où ils gardent leurs prisonniers de guerre.

Les médecins de MSF auraient préféré soigner ces détenus à l'hôpital. Impossible, leur ont répondu les libérateurs de Misrata: le risque qu'ils prennent la fuite ou qu'ils soient victimes de représailles est trop élevé.

Alors, MSF a entrepris de soigner les détenus à l'intérieur même des prisons. Au début, il s'agissait surtout de combattants pro-Kadhafi, blessés et capturés au front. Mais peu à peu, de nouveaux types de blessures ont fait leur apparition: brûlures de cigarettes, traces de coups sur la plante de pieds, tissus nécrosés à la suite d'électrochocs. MSF a alerté les nouvelles autorités de la ville. En vain: les signes de sévices infligés délibérément aux prisonniers se sont multipliés.

Le 4 janvier, 14 patients tout juste sortis d'un «centre d'interrogation» ont été confiés à MSF. «Ils étaient en très mauvais état», résume Christopher Stokes, du bureau de l'ONG à Bruxelles. Certains avaient des fractures, plusieurs ne pouvaient plus marcher. Il n'y avait pas de doute: ils avaient tous été torturés.

MSF a fait admettre ces détenus dans un hôpital de Misrata. Le soir même, 13 d'entre eux ont été renvoyés vers leurs interrogateurs.

L'ONG médicale s'est retrouvée dans une situation éthiquement intenable. «On risquait de devenir un service de traitement entre deux séances de torture», dit Christopher Stokes.

MSF a encore agité le drapeau rouge, en vain. La torture se poursuivait bel et bien dans les centres de détention de Misrata. Jeudi, l'organisation médicale a annoncé sa décision de quitter ces prisons.

Le même jour, Amnistie internationale a publié les résultats d'une enquête menée à Tripoli, à Gheryan et à Misrata, dans l'ouest du pays. Constat: la pratique de la torture y est généralisée. Plusieurs détenus y ont laissé leur peau.

L'enquête a été menée par Donatella Rovera, que j'ai jointe par téléphone jeudi, à Misrata. Les méthodes de torture les plus fréquentes? «Les détenus sont frappés avec des barres de fer ou des câbles électriques, ou alors suspendus par les mains ou par les jambes.»

Le problème de fond, c'est que, trois mois après la chute de Kadhafi, «l'appareil judiciaire libyen ne fonctionne pas». Concrètement, cela signifie que les prisonniers de guerre - ils seraient 8 500, selon l'ONU - n'ont pas été inculpés et qu'ils n'ont pas droit aux services d'un avocat. En attendant, ils sont torturés jusqu'à ce qu'ils avouent des crimes réels ou imaginaires.

En arrière-plan, il y a le contexte plus large d'un pays qui se relève mal de la guerre civile, où les autorités centrales ont peu de pouvoir et sont déjà contestées par la population. Un pays où des milices jamais désarmées font la loi. Et où le pouvoir central ne peut pas ou ne veut pas intervenir. Selon Donatella Rovera, «c'est le règne de l'impunité».

La révolution libyenne n'est pas la première à régler ses comptes dans le sang après avoir fait vaciller un tyran. Mais les rebelles libyens ont reçu un gros coup de pouce international. Sans l'aide militaire de l'OTAN, à laquelle le Canada a généreusement contribué, Kadhafi serait toujours au pouvoir à Tripoli.

La «transition difficile» que connaît le pays, selon l'euphémisme de l'ONU, commence à être gênante. Il est temps de demander des comptes aux nouveaux dirigeants et de les aider à transformer leur jungle postrévolutionnaire en quelque chose qui commence à ressembler à un État de droit.