Les résultats des élections qui ont commencé hier en Égypte ne seront connus qu'à la mi-janvier. Mais déjà, on peut parler d'une première victoire: celle de la démocratie. Une démocratie embryonnaire, cafouillante, chaotique, imparfaite et mille fois menacée. Mais une démocratie quand même...

Les violences des derniers jours et les appels au boycottage émanant de la place Tahrir auraient pu compromettre définitivement le scrutin, au cours duquel les Égyptiens doivent élire leurs 498 députés. Pourtant, des millions d'électeurs ont attendu patiemment devant les bureaux de scrutin, parfois pendant plusieurs heures, pour pouvoir voter librement, pour la première fois de leur vie.

Contrairement aux Tunisiens, qui ont tenu leurs premières élections libres en octobre, les Égyptiens n'avaient pas le coeur à la fête, hier. Certains sont allés voter sans trop y croire. D'autres ont jugé que c'était le seul moyen de pousser l'armée, qui a pris le pouvoir après la chute d'Hosni Moubarak, à céder la place à un pouvoir civil.

D'autres encore sont allés voter pour freiner la montée des islamistes. C'est le cas de Shady el-Ghazeli, un des leaders du soulèvement du 25 janvier, qui a appelé les électeurs à voter, malgré la violence de la répression militaire. Il ne faut pas «laisser les Frères musulmans prendre toute la place», a-t-il plaidé.

Pour marquer leur déception devant l'état de leur pays, où la dictature a survécu à la chute du dictateur, certains électeurs étaient vêtus de noir, en signe de deuil. «Si un malade est en train de mourir, il faut quand même le conduire à l'hôpital», a dit un électeur au New York Times, expliquant ses motivations électorales. Une métaphore qui en dit long sur le degré d'optimisme ambiant.

Malgré toutes ces réserves et tout ce scepticisme, le vote a été massif. Et les irrégularités qui ont marqué cette première journée électorale n'ont pas pesé assez lourd pour saper la crédibilité du scrutin. C'est déjà beaucoup.

Si les prochaines phases du vote se poursuivent dans la même veine, «les résultats du vote seront légitimes», juge Heba Morayef, représentante de Human Rights Watch en Égypte.

J'ai joint Heba Morayef hier, lorsqu'elle se rendait voter dans sa ville natale, Alexandrie.

Plus tôt dans la journée, elle avait visité plusieurs bureaux de scrutin au Caire. Elle y a vu de nombreux électeurs déterminés à voter, envers et contre tout. Alors que les irrégularités, bien que graves, n'arrivaient pas à la cheville de ce qui se pratiquait à l'époque de Moubarak.

Selon elle, seule une infime minorité d'électeurs ont suivi l'appel au boycottage électoral. «Et ils cherchaient la même chose que ceux qui se sont rendus voter: accélérer la passation des pouvoirs vers un gouvernement civil.»

De toute évidence, la partie est loin d'être gagnée. Le nouveau Parlement sera soumis au Conseil suprême des forces armées, qui a gardé le pouvoir d'entériner les lois et de nommer le gouvernement, au moins jusqu'à la présidentielle, promise pour le mois de juin.

En revanche, les nouveaux députés auront la responsabilité de nommer le comité chargé de rédiger la prochaine Constitution - exercice fondamental qui déterminera le poids institutionnel de la religion dans une éventuelle Égypte libre.

Les mois qui viennent seront tumultueux. On peut s'attendre à une épreuve de force entre les nouveaux élus et l'armée, qui se battra pour préserver ses privilèges. Selon Omar Ashour, expert affilié à l'Université McGill, le Conseil militaire se battra sur trois fronts: pour garder son immunité devant la justice, pour échapper au contrôle budgétaire du gouvernement civil et pour conserver un droit de veto sur la politique étrangère égyptienne. L'affrontement s'annonce musclé.

L'autre bataille se jouera à l'intérieur même de la nouvelle Assemblée nationale, entre les laïcs et les islamistes, qui ont toutes les chances de remporter le scrutin.

Le succès d'une transition vers la démocratie repose en grande partie sur l'unité parmi les opposants, rappelle Omar Ashouf. En Égypte, cette unité existait pendant les protestations de l'hiver dernier, mais elle s'est effritée depuis.

Autrement dit, rien n'est acquis, et tout peut encore arriver. Le vote qui a débuté hier n'est qu'un tout premier pas vers la démocratie à l'égyptienne. Un pas sur un fil de fer au-dessus du gouffre.

N'empêche: ce premier pas a bel et bien eu lieu. Et si tout continue à bien aller, l'Égypte aura bientôt une Assemblée nationale représentant les aspirations de son peuple.