Quand le général de Gaulle meurt, en novembre 1970, le magazine Hara-Kiri résume la nouvelle par un titre incisif: «Bal tragique à Colombey: un mort.» Cette manchette irrévérencieuse fait référence à l'incendie récent d'une discothèque. Et, bien sûr, au village où le célèbre général possède un domaine.

C'est trop aux yeux du gouvernement français qui réagit en interdisant la publication. Le magazine «bête et méchant» renaît aussitôt sous un autre nom: Charlie Hebdo.

Le nouveau-né n'a rien à envier à l'impertinence de son géniteur. À la mort du roi Baudoin, en Belgique, il écrit: «Le roi des cons est mort.» En 2006, quand un journal danois publie des caricatures de Mahomet, et que cela entraîne une flambée de violence, Charlie Hebdo n'hésite pas à faire paraître les dessins controversés. La plupart des médias se montrent beaucoup plus timorés.

Deux ans plus tard, Charlie Hebdo publie un «spécial pape». Sur une des caricatures, on voit le pape Benoît XVI réagir à l'annonce de l'absence de Dieu: «Le fumier! Je m'en doutais.»

Plus loin, Charlie Hebdo pose la question: «De quel ouvrage pornographique est tirée la phrase: on lui amènera de petits enfants pour qu'il les touche?» Réponse: de l'Évangile selon saint Marc. «Et c'est juste après que ce gros cochon de Jésus Christ dit: laissez venir à moi les petits enfants», poursuit l'hebdo.

Tout ça pour dire que Charlie Hebdo ne respecte aucun tabou, peu importe la religion dont celui-ci se drape. Son dernier numéro, «Charia Hebdo», revient par l'absurde sur les percées islamistes en Tunisie et en Libye. Mais on y trouve aussi un texte sur les manifestants catholiques qui s'en sont pris à la pièce Sur le concept du visage de Dieu, jouée ces jours-ci dans un théâtre parisien. «Cathos et musulmans intégristes, main dans la main», dénonce l'article...

«Charlie Hebdo s'en prend à toutes les religions quand elles essaient d'imposer leur volonté à la société, dit le journaliste Philippe Lançon, qui signe une chronique dans les pages du journal. Il défend le droit au blasphème, son socle, c'est la liberté d'expression.»

C'est à ce droit, et à ce socle, que se sont attaqués ceux qui ont ravagé les locaux du journal, anéantissant tout son matériel de production. Et piratant son site internet, de sorte qu'encore hier soir, il était impossible de lire le dernier numéro en ligne.

Qui a mis le feu à Charlie Hebdo? Au moment d'écrire ces lignes, personne n'avait revendiqué cet incendie criminel. Le lien avec des islamistes radicaux n'a pas été clairement établi. Mais il y a eu des menaces.

En France, la communauté journalistique a réagi par un élan de solidarité envers le vénérable et irréductible hebdomadaire. Libération a offert d'accueillir sa rédaction, qui y a installé ses pénates hier après-midi. Personne n'a remis en doute le droit de Charlie Hebdo de se moquer de Mahomet, d'offrir un «apéro halal» et de menacer de 100 coups de fouet tous ceux qui ne riront pas en parcourant les pages du dernier numéro.

Des porte-parole musulmans ont aussi dénoncé le recours à la violence - tout en rappelant que l'islam interdit de représenter le Prophète de quelque façon que ce soit.

C'est en invoquant ce même interdit que des islamistes intégristes ont tenté d'incendier, cet automne, les locaux de la télévision tunisienne qui avait osé diffuser le film Persepolis, ce magnifique récit de la révolution iranienne à travers les yeux d'une fillette qui voit apparaître, en rêve, un Dieu à visage humain. L'attaque a été stoppée. Mais devant la pression, le directeur de la télévision a dû s'excuser publiquement pour son «crime».

C'est une chose que de respecter les croyances religieuses de chacun. C'en est une autre de plier devant la menace et l'intimidation brandies par des intégristes de tout acabit. Les médias ont parfois de la difficulté à trouver la ligne juste entre les deux. C'est justement pour ça qu'on a besoin de Charlie Hebdo. Parce qu'il ne plie devant aucun dieu. Pour son côté baveux, insolent, irrespectueux. Et aussi, pour son courage.

Pour reprendre une formule un peu usée, devant cette attaque d'une rare violence, nous sommes tous, un petit peu, des Charlie Hebdo.