La scène s'est passée un soir d'avril dernier dans un hôtel de Benghazi, où le chef d'état-major des forces rebelles, Abdel Fatah Younis, donnait une de ses rares conférences de presse. Le général aux cheveux gris en avait gros sur le coeur. L'OTAN venait de ralentir ses opérations en Libye, et les opposants se sentaient abandonnés à leur sort.

Tout à coup, un cri a retenti au fond de la salle. «Tu as tué nos fils!», a hurlé un homme, qui en avait gros sur le coeur lui aussi. Il y a cinq ans, le même Abdel Fatah Younis, qui occupait alors le poste de ministre de l'Intérieur, avait fait tirer sur des manifestants à Tripoli, causant des dizaines de morts.

L'homme a été rapidement éconduit et la conférence de presse s'est poursuivie. Mais le 28 juillet, le corps du général Younis, criblé de balles, a été trouvé dans les environs de Benghazi. Les dirigeants rebelles ont d'abord imputé l'assassinat aux milices pro-Khadafi. Mais, comme le montre l'incident d'avril, l'ex-chef militaire des rebelles n'avait pas que des amis parmi les opposants au régime. Et le plus probable, c'est qu'il ait été victime des rivalités internes qui divisent les rebelles.

«Kadhafi n'est pas le seul à tirer profit de sa mort, il y a aussi les autres, ceux qui veulent s'approprier la rébellion», a dit un fils du général Younis dans une entrevue au Globe and Mail.

Difficile de mieux résumer le grand péril qui guette la Libye, maintenant que Mouammar Kadhafi est pratiquement renversé: une fois le régime définitivement démantelé, à qui appartiendra la révolution? Comme le constate l'International Crisis Group dans une analyse publiée hier, ces six mois de guerre civile ont exacerbé les tensions entre les opposants. Les divisions se creusent entre les dirigeants politiques, qui tiraient les ficelles du soulèvement à partir de Benghazi, et les groupes armés qui ont combattu sur le terrain - et que le Conseil national de transition n'a jamais réussi à transformer en armée unie.

Divisions, aussi, entre les professionnels laïques qui ont amorcé la protestation et les islamistes radicaux qui veulent en tirer profit. Entre les Libyens de la diaspora et ceux qui n'ont jamais quitté le pays. Entre les groupes armés qui se sont battus dans l'est du pays et ceux qui ont fait leur entrée triomphale dans la capitale, dimanche. Tous ces gens, et d'autres, pourraient maintenant vouloir s'approprier le pays libéré.

La fausse arrestation de l'un des fils de Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam, donne une idée du genre de tensions qui risquent de surgir dans les semaines à venir. Alors que les dirigeants de Benghazi se sont montrés prêts à le remettre à la Cour pénale internationale, un chef rebelle de Tripoli a clamé qu'il n'en était pas question et que les Kadhafi, père et fils, seraient jugés par la justice nationale.

Saïf al-Islam a finalement fait son apparition, parfaitement libre, dans un hôtel de Tripoli, repoussant cette question qui finira par surgir tôt ou tard: comment seront jugés les criminels du régime? Par des tribunaux impartiaux? Ou par des purges et des campagnes de représailles, comme c'est arrivé en Irak?

En d'autres mots, une fois que le régime de Kadhafi sera définitivement entré dans l'Histoire, ceux qui le combattent réussiront-ils à s'unir pour construire le pays démocratique au nom duquel ils sont descendus dans les rues? Ou se lanceront-ils dans de nouvelles guerres intestines et destructrices?

«Maintenant que nous avons vaincu Kadhafi sur le champ de bataille, nous devons le vaincre dans notre imagination. Nous ne pouvons pas lui permettre de corrompre notre rêve», écrit l'auteur libyen Hisham Matar. Cette victoire-là n'est pas encore acquise. Elle est exposée à d'innombrables périls. Mais, dans l'état actuel des choses, elle n'est pas non plus impossible.