Chrismène Eugène travaillait comme animatrice auprès de paysans de la région de Jacmel, grande ville côtière dans le sud-est d'Haïti. Elle s'y efforçait de convaincre les familles rurales de ne pas envoyer leurs enfants travailler comme domestiques à Port-au-Prince, où ils couraient le risque de grossir les rangs des restavek - ces enfants trop souvent maltraités et réduits à l'état de quasi-esclaves par leurs employeurs.

Thierry Casséus, lui, oeuvrait dans ce qu'on appelle un «village de rapatriés». On y accueille des Haïtiens expulsés de la République dominicaine, où ils servaient pour la plupart de main-d'oeuvre à bon marché dans les plantations. Au tournant des années 90, une première vague de travailleurs haïtiens a été brutalement renvoyée chez elle. D'autres ont suivi. Un millier de ces exilés rentrés en Haïti ont été réunis dans un village appelé Fonds Bayard, où ils vivotent dans un état de dépendance absolue.

Parallèlement à leur boulot, Chrismène et Thierry poursuivaient tous deux des études en travail social à l'Université d'État d'Haïti, à Port-au-Prince. Je dis bien «poursuivaient», car leur vie s'est brutalement arrêtée le 12 janvier 2010, en fin d'après-midi. Le séisme qui a dévasté leur pays a anéanti des quartiers entiers et tué des centaines de milliers de gens. Mais il a aussi jeté à terre tout le système d'éducation, des écoles primaires jusqu'aux universités.

Contrairement à d'autres, l'immeuble de la faculté des sciences humaines, qui abritait l'École de service social, ne s'est pas effondré sur ses professeurs et ses étudiants. Mais, avec toutes ces fissures, il était devenu inutilisable. Et sa bibliothèque, située au sous-sol, a été très endommagée. Comment poursuivre des études sans livres? Et comment étudier quand tout bouge autour de soi?

Chrismène Eugène et Thierry Casséus ont passé les mois suivants à essayer d'aider du mieux qu'ils pouvaient leurs proches et leurs compatriotes. Ils ne voyaient pas le jour où ils pourraient enfin obtenir leur licence - l'équivalent de notre baccalauréat. Puis, un petit miracle a eu lieu. Une prof haïtienne en visite à Montréal a pris contact avec l'École de service social de l'Université de Montréal. Grâce aux bourses du Bureau canadien de l'éducation internationale, qui favorise les échanges universitaires, Chrismène, Thierry et 10 autres étudiants ont pu venir continuer leurs études au Québec.

«Je ne sais pas comment j'aurais pu continuer à étudier en Haïti, avec tout le travail qu'il y avait à faire après le tremblement de terre», dit Thierry Casséus. Le groupe de 12 est arrivé à Montréal en octobre dernier. Aujourd'hui, ils sont tous sur le point de décrocher leur diplôme. Mieux: ces étudiants triés sur le volet par leur université haïtienne ont été acceptés au programme de maîtrise en travail social à l'Université de Montréal.

L'ennui, c'est que l'Université d'État d'Haïti n'a pas de programme de maîtrise en travail social. Il est donc impossible de passer par les programmes d'échanges universitaires pour financer la suite de leurs études au Québec. Pour pouvoir renouveler leur visa d'étudiant, Chrismène, Thierry et leurs compagnons doivent fournir des garanties financières au ministère de l'Immigration. À raison de 12 000$ par an, par étudiant. Faites le calcul.

L'Université de Montréal a créé un fonds pour offrir des bourses à ces 12 étudiants et leur permettre de faire leur maîtrise au Québec. Une fois dûment inscrits, ils pourront travailler une vingtaine d'heures par semaine à l'Université - et gagner eux-mêmes leur subsistance. Mais tant qu'ils n'ont pas le feu vert de l'Immigration, ils n'ont pas le droit de travailler. Bref, c'est la quadrature du cercle. Et aussi une course contre la montre: ils ont jusqu'au 15 août pour présenter leur demande de renouvellement de visa. Après cette date, ils devront boucler leurs valises et refaire toutes les démarches de Port-au-Prince. Avec tous les délais que l'on imagine, ils risquent de rater le début de l'année scolaire, craint Dominique Damant, professeure à l'École de travail social de l'Université de Montréal.

Choc culturel

Ils sont six hommes, six femmes, tous plus ou moins au tournant de la trentaine. La plupart n'avaient jamais mis les pieds à l'extérieur d'Haïti. À Montréal, ils ont vécu le choc de l'hiver, bien sûr. Mais le froid nord-américain n'est pas que climatique.

«Le plus dur, ici, c'est l'indifférence des gens», dit Rocheman Jean-Milus. Ses compagnons le confirment: en Haïti, tout le monde se parle dans la rue. Ici, leurs voisins les saluent rarement. Et quand l'un d'entre eux a demandé son chemin à un passant, il s'est fait répondre: «Je n'ai pas d'argent.» Les préjugés sont tenaces.

Mais les étudiants haïtiens ont aussi eu des surprises agréables. La civilité dans les files d'attente les a impressionnés. Tout comme le mélange des cultures dans les rues de Montréal.

Plusieurs d'entre eux espèrent s'inspirer de l'expérience québécoise pour enrichir leur réflexion sur les services sociaux haïtiens - et travailler à les améliorer, une fois rentrés au pays. Rocheman, par exemple, a travaillé pour l'Institut haïtien de bien-être social, qui délivre des permis aux crèches et aux orphelinats. Pourtant, la plupart de ces établissements sont délabrés. Parfois, il n'y a pas de lits, pas de matelas; les enfants sont entassés dans des pièces minuscules et n'ont pas grand-chose à manger, déplore-t-il. Comment se fait-il que cette situation perdure malgré les contrôles gouvernementaux? Dans son travail de maîtrise, Rocheman compte analyser la façon dont on s'y prend au Québec.

Un passage

«Posez-la, votre question», me lance Dominique Damant lorsque je la rencontre chez elle, avec sept de ses rescapés du séisme. La question? Mais oui, celle que tout le monde lui pose: les 12 Haïtiens rentreront-ils vraiment chez eux une fois qu'ils auront décroché leur diplôme? «Les gens me disent qu'ils vont se trouver une copine québécoise, se marier et ne jamais retourner en Haïti.»

Dominique Damant est si convaincue que ce n'est pas le cas qu'elle insiste pour prendre la question de front. Il faut dire que ses étudiants travaillent tous sur des problèmes sociaux haïtiens, qu'il s'agisse du phénomène des restavek, des rapatriés ou des enfants donnés en adoption par des parents trop pauvres pour les nourrir.

Eux-mêmes assurent se sentir profondément haïtiens: «Je ne peux pas m'imaginer vivre ailleurs qu'en Haïti, dit Rocheman. La culture haïtienne est en moi, le climat, les amis, ma façon de manger et même de danser.»

C'est vrai que la vie est plus facile au Québec, reconnaissent-ils. Mais aux yeux de Dominique Damant, il faut être drôlement prétentieux pour croire que nous vivons au paradis...

Finalement, avec tous ces millions de dollars d'aide qui sont déversés sur Haïti sans que l'on puisse savoir à quoi ils servent, voici une initiative bien concrète, qui permettra à 12 jeunes adultes de mieux répondre aux besoins infinis de leur pays.

Pour en savoir plus sur le Fonds de solidarité et d'appui au travail social haïtien, tapez «travail social Haïti» dans www.nouvelles.umontreal.ca

Photo: André Pichette, La Presse

On se demande toujours par où commencera la reconstruction d'Haïti. Peut-être un peu par ce groupe d'Haïtiens venus étudier en travail social à Montréal: Réthro Génor, Félix Payen, Thierry Casséus, Érick Pierre-Val, Handy Leroy et Rocheman Jean-Milus entourent l'étudiante Chrismène Eugène, au premier plan. Il ne leur reste qu'à affronter la bureaucratie canadienne pour éviter l'expulsion vers Haïti, le mois prochain.