Depuis neuf jours, May Mattar suit les manifestations de chez elle, dans une rue qui débouche sur la grande place Al-Tahrir, le lieu des grands rassemblements au Caire.

«Quand le mouvement de protestation a commencé, tout était très beau, respectueux, civilisé», raconte cette pédiatre. Elle ne s'était pas jointe aux protestations, mais elle était pleine d'espoir durant les premiers jours de la révolte.

Hier, elle était atterrée. «Je me sens si triste! C'est terrible de voir des Égyptiens se battre contre d'autres Égyptiens.»

À vrai dire, son capital d'espoir n'a cessé de s'effilocher au fil des jours. Dans sa rue, tous les magasins ont été pillés. Qui s'est livré à ces actes de vandalisme? De simples protestataires? Des agents provocateurs? Elle n'en sait rien. Tout comme elle ignore comment la manifestation d'hier s'est soudainement transformée en carnage.

«Je ne sais pas ce qui est arrivé et je ne sais pas qui est responsable. Je voudrais que le président Moubarak s'en aille. Trente ans au pouvoir, c'est assez. Mais de toute façon, s'il partait aujourd'hui, qui le remplacerait?»

Elle n'est pas la seule à avoir des doutes sur la poursuite des manifestations et à souhaiter que la vie reprenne son cours normal. Étudiante en finance à l'Université Concordia, Chereen Eltouny a été au coeur du mouvement montréalais de soutien à la révolte égyptienne. Mais aujourd'hui, elle croit que les Égyptiens devraient rentrer chez eux et commencer à négocier avec le pouvoir.

Selon elle, le président Moubarak a dit tout ce qu'il fallait dire quand il s'est adressé au peuple, mardi soir. Il a promis qu'il ne se présenterait pas aux prochaines élections. Il a nommé un vice-président. Et il a promis de modifier deux clauses constitutionnelles qui excluent l'opposition de la scène électorale. «Maintenant, il est temps de rentrer à la maison, de prendre le temps de penser un peu et de commencer à dialoguer. Prendre la rue, cela ne sert plus à rien.»

Chereen, qui vit à Montréal depuis trois ans, garde le contact avec de nombreux amis au Caire. Y en a-t-il beaucoup qui pensent comme elle? Oui, mais il y en a tout autant qui croient qu'il faut continuer à défier le régime, dit-elle. Une profonde ligne de faille divise sa propre famille. «Mon père pense comme moi, qu'il faut arrêter de manifester. Mais ma mère et ma soeur croient qu'il faut continuer. Ils ne font pas confiance à Moubarak.»

Si l'on se fie à ces deux témoignages, le régime égyptien aura au moins remporté ce succès, dans le sanglant affrontement d'hier: casser la confiance, semer le doute parmi les manifestants.

Plusieurs restent convaincus que les événements d'hier avaient été soigneusement préparés. De nombreux témoignages laissent penser que les soi-disant partisans du président n'étaient que des agents du régime payés pour leur prestation. Il faut dire que le moment de l'affrontement a été drôlement bien choisi: le lendemain même du discours dans lequel Hosni Moubarak a tracé la ligne au-delà de laquelle il n'allait pas céder. Au lendemain, également, du discours du président Barack Obama, qui, tout en appelant Moubarak à des réformes immédiates, lui laissait toute la marge de manoeuvre pour rester à la tête du pays jusqu'aux élections de septembre. Les limites de la révolution ayant été bien tracées, le régime pouvait passer à l'attaque et se présenter comme l'ultime écran contre le chaos. En faisant peur aux journalistes étrangers au passage, question de bien tracer quelques limites, là aussi.

Mais pour l'instant, ce ne sont que rumeurs et spéculations surgies au milieu du chaos. Au moment d'écrire ces lignes, ce qui est clair, c'est que l'armée égyptienne, que l'on a cru un temps sensible aux revendications des protestataires, se range toujours derrière le président. Et qu'après huit jours d'espoir, cette journée noire laisse l'Égypte profondément divisée et meurtrie.