Diplômé d'une école supérieure d'informatique, Mohamed Bouazizi n'avait jamais réussi à trouver de travail dans son domaine. Et c'est en vendant des fruits et des légumes dans une ville du centre de la Tunisie, loin, très loin, des images idylliques des stations balnéaires de la côte, qu'il parvenait à faire vivre, tant bien que mal, sa famille.

Un jour de décembre, ce marchand ambulant s'est fait apostropher par des policiers qui lui reprochaient de pratiquer son petit commerce sans permis. Ils ont brutalement confisqué sa marchandise. Puis, ils l'ont empêché de porter plainte. Impuissant, humilié, le jeune homme de 26 ans s'est immolé par le feu.

Mohamed Bouazizi est mort le 4 janvier. Mais le mouvement de protestation né dans le sillage de son geste de désespoir est plus vivant que jamais. Jeudi, le président Ben Ali a voulu calmer le jeu en promettant qu'il céderait le pouvoir... dans trois ans. Moins de 24 heures plus tard, il quittait son pays vers une destination inconnue. Rarement aura-t-on vu trois années s'écouler à une telle vitesse...

Si Mohamed Bouazizi a soulevé cette révolte sans précédent, c'est parce qu'il n'était pas le seul à se buter contre un avenir bouché. C'est toute une génération de jeunes adultes, privés de libertés et de perspectives professionnelles, qui est descendue dans les rues, ces dernières semaines, malgré les balles et les morts.

Certains ont vécu toute leur vie sous le régime autoritaire qui a étouffé la Tunisie pendant 23 ans. Réprimant toute voix d'opposition, Ben Ali a assis son pouvoir sur la peur. Mais aussi sur une certaine complaisance de la communauté internationale, qui n'avait rien contre son régime répressif, à partir du moment où celui-ci servait de rempart contre l'islamisme. «Trop longtemps, on a toléré l'intolérable», déplore le politicologue Aziz Fall, spécialiste du continent africain.

Et encore, s'il n'y avait que la dictature. Contrairement à la Chine, où la répression politique est accompagnée d'une liberté économique, le régime Ben Ali s'est accaparé les richesses du pays, partageant de grands conglomérats entre les membres de sa propre famille. Et coupant le pays en deux. D'une part, une Tunisie de carte postale, avec ses plages et ses beaux quartiers, pays aux allures occidentales où le voile islamique est banni des universités. Et de l'autre, un pays paumé, sans perspectives et sans espoir.

«Il y a, en Tunisie, une concentration indécente de richesse, on dit aux jeunes d'étudier, de faire des efforts, mais ça ne donne jamais rien», résume une Québécoise d'origine tunisienne, Sonia Djelidi.

Aujourd'hui, la carte postale est en lambeaux. La Tunisie vit des heures historiques, susceptibles de créer un effet de contagion chez ses voisins. Le monde arabe ne manque pas de pays où les jeunes adultes n'ont accès ni à la prospérité, ni à la liberté. Il n'y a pas besoin de regarder bien loin. L'Algérie a déjà commencé à bouillonner. Plus loin, il y a l'Égypte...

Au moment d'écrire ces lignes, tout n'était pas joué, loin de là. Rivés à la télévision et à l'internet, hier, Sonia Djelidi et ses amis ont pleuré de joie quand ils ont appris la fuite du président. Mais le discours du premier ministre Mohammed Gannouchi, qui a pris les rênes du pouvoir hier, leur a fait l'effet d'une douche froide. Ils craignent maintenant que le régime ne survive à la défection du président.

En cas contraire, la situation ne serait pas plus claire. Le président de Ben Ali a si bien écrasé toute dissidence qu'il n'existe actuellement aucun mouvement organisé prêt à proposer une voie cohérente pour la suite des choses. On sait que la nature a horreur du vide. Et l'Histoire est remplie de révolutions détournées de leurs fins.

Malgré cette incertitude, malgré la violence de la répression, le mouvement de protestation qui a embrasé la Tunisie est d'abord et avant tout porteur d'espoir. Celui d'un peuple longtemps réduit à l'impuissance, qui tente de reprendre son sort en main.