Le processus de nomination des juges ne soulève pas des passions seulement au Québec. Même s'ils ne suivent pas en direct les audiences de la commission Bastarache, les Turcs ont eu droit à leur propre version du débat à l'occasion d'une réforme constitutionnelle qui a été adoptée par référendum dimanche.

Les électeurs devaient alors se prononcer sur une série de 26 changements constitutionnels, très disparates, mais qui visent tous à démocratiser et à libéraliser ce grand pays, 30 ans après le coup militaire de 1980.

Deux volets de la réforme ont soulevé un barrage d'opposition. Ils concernent le système judiciaire. L'une des deux clauses prévoit, par exemple, que les élus auront dorénavant la responsabilité de nommer les juges dans tous les tribunaux du pays.

La Turquie, État laïque au point d'interdire le port du hijab à l'université, est dirigée depuis huit ans par un gouvernement que l'on qualifie d'islamiste modéré. Il y a quelques années, celui-ci avait essayé de percer une brèche dans le mur de la laïcité et d'autoriser les étudiantes à porter le voile en classe. Pas question, avait rétorqué la Cour constitutionnelle.

Il est probable que de nouveaux juges, nommés dans le cadre du nouveau régime, verront les choses d'un autre oeil. Et qu'ils ouvriront l'espace public aux femmes voilées.

Faut-il pour autant craindre une islamisation massive du pays, comme l'ont prédit les opposants de la réforme? Absolument pas, affirment deux politologues turcs qui ne fraient pas du tout avec les islamistes -mais qui ont pourtant voté oui, dimanche.

«Je n'ai jamais voté pour ce gouvernement et je ne voterai jamais pour lui», dit Maya Arakon, de l'Université Yeditepe, à Istanbul. Mais en même temps, elle rappelle que l'AKP du premier ministre Tayyip Erdogan est arrivé au pouvoir en 2002 et que les inquiétudes d'islamisation soulevées à cette époque ne se sont jamais matérialisées.

Après deux mandats de l'AKP, «les Turcs boivent plus d'alcool que jamais», ironise un autre universitaire d'Istanbul, Cengiz Aktar.

En même temps, la vaste majorité des Turcs souhaitent assouplir les restrictions vestimentaires imposées au nom de la laïcité, soulignent les deux analystes. Un gouvernement démocratique ne doit-il pas les écouter?

Pour Cengiz Aktar, même sur la question de la nomination des juges, la réforme va dans le sens de la démocratie. Auparavant, les magistrats se nommaient entre eux, par une sorte de système de cooptation en vase clos.

«On ne peut pas dire de mal d'un système qui donne davantage de pouvoir aux élus», fait-il valoir. D'ailleurs, selon lui, les critiques s'opposaient à la réforme non parce qu'elle donne plus de pouvoir aux élus, mais parce qu'ils n'aiment pas les élus qui sont actuellement au pouvoir!

Des élections législatives auront d'ailleurs lieu en Turquie l'an prochain. Si jamais les islamistes devaient être défaits, c'est un autre parti qui aurait le pouvoir de choisir des juges à sa guise, note Maya Arakon.

Un tel revirement électoral est peu probable à court terme, compte tenu de la vaste victoire référendaire du gouvernement Erdogan. Mais en démocratie, tout est possible...

Cela dit, la réforme constitutionnelle n'abolit pas tout le carcan militaire qui étouffe la Turquie. Plusieurs estiment que ce n'est qu'un premier pas vers une véritable révolution démocratique qui devra forcément redéfinir la place des minorités -et, tout particulièrement, celle des Kurdes- au pays d'Atatürk.

Bref, les changements ne font que commencer. À terme, les Turcs finiront par se débarrasser d'une Constitution qui protège l'État contre les citoyens, au lieu du contraire, prévoit Cengiz Aktar. Et ces changements les rapprocheront des portes de l'Europe.

Là, on débouche sur une sorte de paradoxe. Seuls des pays démocratiques sont admis dans l'Union européenne. En même temps, celle-ci craint d'accueillir dans ses rangs un pays qui compte près de 80 millions de musulmans.

S'ils cachent leur religion sous une large couche de laïcité, ça va encore. Mais si cette laïcité ne tient que par la force? Et si la démocratisation devait conduire la Turquie à cesser de réprimer les manifestations de la foi?

En d'autres termes, entre une dictature laïque et une démocratie religieuse, que choisit-on?