Chaque fois que j’écris sur la question linguistique, je reçois un certain nombre de courriels de gens qui ne voient pas du tout l’intérêt de protéger le français.

« Tant que je suis en mesure de combler mes besoins, je ne vois pas le problème », « L’anglais est la langue de l’argent, la langue internationale, c’est la loi du plus fort », « L’important est d’être compris, c’est juste un moyen de communication », « Les langues évoluent, disparaissent, et puis après ? », etc.

Ce sont des opinions tout à fait valables.

Permettez-moi quand même d’essayer d’ébranler, un peu, ces certitudes.

Je le ferai en répondant à une seule question : qu’est-ce qu’une langue⁠1 ?

Une langue, c’est, notamment, trois choses : le véhicule d’une vision du monde, le véhicule d’une culture et, plus important que tout le reste, l’instrument de la pensée. Ce sont trois fonctions essentielles, fonctions qui justifient à elles seules les législations pour la consolidation des langues nationales.

Le véhicule d’une vision du monde

La langue porte notre façon de voir le monde.

Dans la langue bretonne, la région à l’extrémité ouest de la Bretagne s’appelle « Penn-Ar-Bed ». Cela veut dire « le début du monde ». Le même lieu a aussi un nom français : finistère, du latin finnis terrae, « la fin de la terre ». « Jokamiehenoikeus », mot finlandais, signifie quant à lui le droit d’accès à la nature pour tous, droit qui a préséance sur le droit de propriété. Les mots portent une vision du territoire.

Les Aymaras, peuplade vivant en Amérique du Sud, considèrent que le passé est devant et l’avenir derrière. Le mot « œil » désigne le passé et « dos » représente l’avenir. Les mots portent un rapport au temps.

Quand l’Anishinaabe voit, au loin, une créature s’avancer et qu’il dit « Awiiyak », il ne dit pas « voilà un animal » ou « voilà un homme », il dit « quelqu’un est là », ce quelqu’un peut être homme ou bête, la bête ayant, en quelque sorte, une âme. À l’opposé, les kanjis japonais qui servent à écrire « animal » signifient « chose qui bouge ». Pas d’âme. Les mots portent un rapport à la nature.

Il y a, en Afrique, des langues dites « à classes ». Elles nomment les objets en les rangeant par catégories : longs, comestibles, ronds, etc. Les mots portent aussi une façon d’ordonner l’univers.

C’est grâce à cette diversité de regards sur le monde que l’être humain construit des sociétés originales, des chefs-d’œuvre distincts, des nations distinctes. L’épanouissement des langues devrait être l’obsession des gens qui croient en l’importance de la diversité : les langues en sont la source.

Le véhicule d’une culture

En innu-aimun, la langue des Innus, « Petekat » exprime simultanément « prends ton temps » et « fais attention ». Au sens premier, le mot veut dire « poser le pied tranquillement en hiver pour ne pas tomber ». Nos origines se retrouvent dans nos mots. La langue porte nos expériences.

En fait, c’est l’identité même d’une communauté humaine qu’on retrouve dans une langue. Nos langues sont nées de notre histoire (Lac-à-l’épaule), de notre environnement (poudrerie), de notre humour (accouche qu’on baptise !), de nos héros (avoir la tête à Papineau), de nos rencontres (mocassins, anorak, rabaska). « Des générations entières y ont laissé la trace de leur vie », dirait l’écrivain hongrois Dezső Kosztolányi.

Perdre une partie de sa langue, c’est perdre une partie de son univers.

L’instrument de la pensée

Les langues sont les instruments de la pensée, des instruments d’analyse et d’abstraction. Penser sans les mots est impossible. Langue pauvre égale pensée pauvre. Si tout le monde a les mêmes mots, la même langue, on diminue la probabilité d’innovation. À l’inverse, une langue exacte, précise, riche est une langue qui stimule toute la capacité créatrice de l’esprit.

L’ancien premier ministre Bernard Landry répétait souvent une phrase qui résume à elle seule toute l’importance de la préservation des langues. Je ne sais pas si je le cite avec exactitude, j’y vais de mémoire. « La diversité des langues et des cultures est à la vitalité de la pensée humaine ce que la biodiversité est à celle de la nature. Sans cette diversité, la pensée s’atrophie. »

Oui, il faut saluer l’existence d’une ou de plusieurs langues internationales. Oui, le multilinguisme individuel est une bonne chose. Là n’est pas la question. L’enjeu, c’est l’épanouissement des langues nationales. Vingt-cinq langues meurent chaque année. D’autres ne meurent pas, mais s’appauvrissent, comme la nôtre. D’ici un siècle, l’humanité aura perdu la moitié de son patrimoine linguistique, elle aura perdu la moitié de sa capacité d’inventer un monde meilleur.

1. À lire sur le sujet : Halte à la mort des langues, Claude Hagège, chez Odile Jacob