Ma famille et moi venons de vivre une histoire aussi ennuyeuse que désespérante. Rien de grave, je vous rassure, une affaire plate, comme on dit, que je me suis décidé à raconter quand j’ai compris, au fil des conversations avec des proches et amis, à quel point elle témoignait d’un phénomène répandu.

Il y a deux mois, notre lave-vaisselle a rendu l’âme. Nous n’avions pas dépensé une fortune, mais la somme déboursée nous semblait suffisante pour espérer que l’appareil dure, sans compter que nous avions trouvé sur l’internet des avis très favorables. Et pourtant la machine a lâché, après seulement huit ans d’usage. Très vite, le technicien appelé à grands frais nous a annoncé la mauvaise nouvelle : le moteur était brisé. Un moteur de lave-vaisselle, ce n’est pas grand-chose, une petite machine carrée de six centimètres de côté située sous la cuve, mais dont le rôle est névralgique : il s’occupe de pomper et expulser l’eau. Or le problème de ce moteur est qu’il est fait… de plastique. « Avant, ils les faisaient en métal, mais les compagnies réduisent les coûts. Avec la pression, le chaud et le froid, c’est fatal, les moteurs finissent par couler. »

Comme une mauvaise nouvelle n’arrive jamais seule, le technicien nous a appris que ce petit moteur coûtait la bagatelle de 800 $, main-d’œuvre en sus, c’est-à-dire davantage que le prix d’achat du lave-vaisselle !

Sans compter qu’il fallait le commander en Europe, et donc attendre encore plusieurs mois avant de procéder. La mine sombre du technicien nous rappelait celle du médecin de campagne venu annoncer à la famille d’un grand malade qu’il n’y a plus rien à faire. Dans un monde où les pièces sont rares et les réparations toujours plus coûteuses, les techniciens sont essentiellement des porteurs de mauvaises nouvelles.

Nous nous sommes donc résolus à acheter un nouveau lave-vaisselle. Après avoir parcouru les annonces classées sans rien trouver de convaincant, nous avons opté pour un appareil neuf, afin d’acheter la proverbiale « paix d’esprit ».

Mal nous en prit : après un seul lavage, l’appareil s’est arrêté. Impossible de le remettre en marche. Nous avons consulté le marchand, qui a renvoyé la balle au fabricant, qui a lui-même accusé les livreurs, des sous-traitants d’abord soucieux de se défendre. On nous a dit d’attendre. Faute de nouvelles, nous avons rappelé, et d’appel en appel, nous avons fini par être servis… en anglais, le français des premiers répondants étant incompréhensible. Un nouveau technicien a été envoyé et a posé son diagnostic : cuve défectueuse. Il faudrait remplacer l’appareil neuf… par un nouvel appareil neuf ! À l’heure où j’écris ces lignes, après une autre ronde d’appels et une visite en magasin afin de « faire bouger les choses », nous attendons toujours le nouveau lave-vaisselle, en remplacement du nouveau, lui-même appelé en renfort du précédent. Bienvenue en Absurdistan.

À la maison, nous sommes devenus méfiants, redoutant que d’autres appareils fassent défection. Nous analysons le moindre bruit en provenance du frigo, remplacé deux fois ces 15 dernières années, surveillons la cuisinière, un modèle usagé venu remplacer un neuf dont la carte électronique avait grillé, et guettons du coin de l’œil la thermopompe achetée l’an dernier, dont le souffle semble avoir faibli. Aussi bien le dire, entre nous et nos électroménagers, le lien de confiance est brisé.

Dans l’ancien monde, celui de nos parents, on pouvait encore compter sur les objets pour durer. Des spécialistes américains estiment que l’espérance de vie de la majorité des appareils a été divisée par trois depuis 40 ans⁠1.

En France, on a constaté que la durée de vie des laveuses à linge, pour citer ce seul exemple, avait diminué de 30 % en seulement huit ans⁠2. Au milieu des années 2010, en Allemagne, on constatait que le nombre d’électroménagers remplacés avant d’avoir atteint cinq années de service avait doublé par rapport à la décennie précédente⁠3. C’est à ce problème que veut s’attaquer le projet de loi du ministre Simon Jolin-Barrette sur la désuétude planifiée déposé jeudi⁠4. Mais pourra-t-on renverser la tendance ?

Le lave-vaisselle de mes parents a eu 30 ans l’année dernière ; le congélateur de ma voisine a dépassé les 40 ans. Ce ne sont pas les plus beaux appareils ni les plus écoénergétiques, mais ils font le travail pour lequel on les a conçus. Ces vieilles machines sont les témoins muets de notre quotidien, elles ont « vu » les enfants grandir, des couples se former, des amitiés s’épanouir. Elles portent une partie de notre histoire.

Or la vie se résume aujourd’hui à un défilé accéléré d’objets qui nous sont de plus en plus étrangers. Dans la frénésie de la consommation, les objets succèdent aux objets, les nouveaux produits remplaçant les anciens, en vertu d’une obsolescence programmée à l’échéance toujours plus rapprochée. La chasse au « bon » appareil, le combat pour faire respecter les garanties, la quête de réparation sont des formes à peine déguisées de travail. La liberté de consommer s’est transformée en servitude : plus nous possédons d’objets, et plus les objets que nous possédons sont sophistiqués, plus nous sommes occupés à les surveiller, les réparer et les remplacer. J’ai parfois l’impression que tous ces appareils forment un étrange troupeau dont nous avons la charge, grondant, bipant et sonnant, qui réclament, comme jadis les animaux de la ferme, notre attention et nos soins.

Si des archéologues du futur fouillent un jour nos rebuts, peut-être découvriront-ils, au milieu de tous ces objets ayant à peine vécu, notre lave-vaisselle neuf, mort-né, au bout d’un cycle. Ils se demanderont alors comment une civilisation qui se prétendait « avancée » a pu tolérer un gaspillage de ressources aussi éhonté.

1. Lisez « Ask the Experts : Why Don’t New Home Appliances Last ? » (en anglais)

2. L’étude a été produite par l’association Halte à l’obsolescence programmée, fondée en 2015. Toutes les études sont disponibles sur le site de l’association.

2. Consultez le site de l’Association Halte à l’obsolescence programmée 3. Lisez « Lifetime of electrical appliances becoming shorter and shorter » (en anglais)

4. À ce sujet, je vous invite à lire l’excellente chronique de Marie-Eve Fournier dans La Presse du 1er juin 2023.

Lisez « Québec veut interdire l’obsolescence programmée » 4. Lisez « Québec veut encadrer la durabilité des biens de consommation »