Selon les Wendats, les Mohawks et bien d’autres nations autochtones encore, le monde, notre monde nord-américain, serait bâti sur la carapace d’une grande, que dis-je, d’une immense tortue.

En fait, si vous regardez l’Amérique du Nord sur une carte, vous pourrez facilement voir la tortue qui se dessine : sa patte gauche avant étant l’Alaska, sa droite, une partie du Québec et du Labrador, ses deux pattes arrière, la péninsule californienne et celle de la Floride, sa queue, le Mexique, et sa tête, toutes les petites îles de l’Arctique.

Le mythe, qui se transmet de génération en génération depuis des millénaires à une époque où il était impossible de connaître la forme exacte de notre continent, veut que les Premiers Peuples viennent du ciel et que nous habitions l’île de la Grande Tortue depuis des temps immémoriaux. Grande Tortue nous y a accueillis, nourris, abrités, soignés, un peu comme une mère le ferait. De là l’appellation de la Terre-Mère.

Je sais, ce n’est certainement pas ce que vous avez appris à l’école, que les Autochtones viendraient du ciel. Cette vision du monde est différente, certes. C’est imagé, confrontant peut-être même. Mais j’estime qu’en 2023, on peut – on doit – commencer à voir les choses autrement. De toute façon, sachez que la théorie du détroit de Béring – celle que vous connaissez sans doute comme la seule théorie expliquant l’origine des premiers habitants de l’Amérique – est régulièrement remise en question comme unique théorie par les scientifiques, et ce, depuis quelques décennies déjà. Le fait est qu’on en sait très peu encore. Ce sera peut-être le sujet d’une autre chronique, mais pour l’instant, revenons à Grande Tortue.

Dans la version du mythe qu’on m’a racontée alors que je devais avoir 10 ou 11 ans, on avait conclu l’histoire en disant que lorsque Grande Tortue s’étirait, la terre tremblait.

Je me souviens avoir trouvé ça vraiment beau, cette idée de vivre sur la carapace d’une tortue et qu’elle tremble parfois, comme pour nous faire savoir qu’elle était encore vivante. J’irais jusqu’à dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’humilité dans cette façon de voir les choses. Vivre sur le dos d’un être vivant : l’écouter, en prendre soin, montrer du respect. Quelle barbarie !

Or, depuis plusieurs années, la Terre-Mère n’est plus capable de nous donner ce dont on a besoin. Qui plus est, elle souffre. On en demande trop. On a trop pris d’elle. Tous les signes sont là.

N’avez-vous pas eu un peu chaud pour une fin de mai ? N’avez-vous pas senti l’odeur de la fumée provenant de Chapais ? N’avez-vous pas vu ces images d’inondations aux quatre coins du Québec ? Et ça, c’est juste dans notre cour.

Mais le monde est vaste.

Je le sais, les sujets entourant la protection de l’environnement laissent un peu tiède. J’y reçois toujours bien moins d’intérêt que pour mes papiers qui parlent des réalités autochtones, ce qui est assez étonnant puisque tout ça est relié, tressé, indissociable.

L’humain a besoin d’une Terre en santé pour vivre, pour survivre, et les Autochtones ont été les premiers à constater que quelque chose clochait.

Mais qui s’inquiète vraiment du sort des forêts, des caribous ou des ours polaires ? Un ours, c’est méchant et les forêts, on en a besoin. Pour les couper, ajouteraient certains. J’essaie fort de ne pas me montrer sarcastique, mais il y a des moments où c’est difficile.

Il y a quelques semaines, en plein cœur des incendies qui ont touché l’Alberta, j’ai rencontré un couple albertain qui s’est montré grandement peiné par la catastrophe qui se passait chez eux. Tous les deux travaillaient dans l’industrie du pétrole.

Quoi faire ?

De plus en plus d’Autochtones disent que c’est assez. Cette semaine, le collectif Mashk Assi et ses alliés protestaient dans un chemin forestier à la hauteur du kilomètre 216 dans la réserve faunique des Laurentides. Ils y sont peut-être encore. Leur but ? L’arrêt des coupes forestières. Au cours de l’hiver, les Atikamekws faisaient la même chose sur leur territoire. Mais quand ils sont ainsi terrés au fond des bois, là où ça se passe vraiment pourtant, qui les entends ?

Mercredi dernier, 40 éminents scientifiques déclaraient, par l’entremise d’une étude publiée dans la revue Nature, que sept des huit limites planétaires favorables à la survie de l’espèce humaine ont déjà été franchies1. Pour ces derniers, des systèmes sociaux et économiques fondés sur une extraction et la consommation constante des ressources ne peuvent plus durer.

N’ai-je pas lu à peu près la même chose à de nombreuses reprises déjà ? Que des transformations systémiques majeures étaient requises pour inverser le cours des choses ? Ou est-ce la voix des aînés que j’entends encore ? Cette voix qui a été portée à mes oreilles il y a 30 ans déjà…

Je sais qu’un système, ça ne se change pas en claquant des doigts. Par où commencer, comment avancer, quoi faire…

Le chantier est énorme. Il m’étourdit et me rend anxieuse quand j’y pense. Mais je suis encore plus anxieuse à l’idée de ne rien faire. Alors, commençons !

Le gouvernement du Québec doit déposer à la mi-juin sa stratégie de protection du caribou. Le problème, s’il y en a un, c’est que pour protéger le caribou, il faut protéger la forêt, et pour protéger la forêt, il faut cesser de l’exploiter, et pour en cesser l’exploitation, il faut en cesser l’industrie et ainsi, changer le système. L’arbre est dans ses feuilles.

Mais commençons donc par ça. Laissons donc la Terre-Mère reprendre des forces.

Le printemps arrive toujours plus lentement dans le bois.

Le printemps amène le renouveau, c’est bien connu.

1. Lisez « Sept des huit limites planétaires franchies » d’Éric-Pierre Champagne