Même si je ne suis pas doué pour l’humilité, la sagesse qui vient avec l’âge m’incite à reconnaître que je ne sais pas trop où vont les taux d’intérêt, malgré 17 ans de banque centrale dans le corps. Mais à défaut de prévoir l’avenir, il est nécessaire de comprendre les forces et les risques qui traversent le présent.

En 1982, jeune étudiant à Washington, je me souviens d’être allé voir le célèbre Paul Volcker, gros cigare au bec, marmonner des propos inaudibles devant un comité du Congrès. Le chairman de la Fed avait plongé l’économie nord-américaine dans une dure récession avec des taux d’intérêt à deux chiffres, pour casser une inflation aussi élevée.

La conjoncture actuelle est beaucoup moins dramatique, mais plus compliquée. Les banques centrales se sont sérieusement gourées au sortir de la pandémie, en croyant que l’inflation serait transitoire. L’erreur devenue manifeste, elles ont mis les bouchées doubles pour hausser les taux d’intérêt, mais sans provoquer de récession, jusqu’à ce jour.

La Banque du Canada et la Fed sont réputées en pause, mais les augmentations de taux prennent jusqu’à deux ans pour livrer leurs pleins effets. Le risque de récession reste donc entier.

Après un repli assez rapide de l’inflation canadienne à 4,4 %, en avril, un taux à 3 % est à portée de main, estime notre banque centrale, mais il n’est pas clair qu’il retournera gentiment à la cible de 2 % l’an prochain, sans de nouveaux tours de vis.

Le gouverneur Tiff Macklem a d’ailleurs lancé cet avertissement : « Si nous constatons [que l’inflation] risque de rester coincée au-dessus de la cible, nous sommes prêts à relever les taux d’intérêt à nouveau. »

Selon Gita Gopinath, la numéro deux au Fonds monétaire international, les banquiers centraux doivent garder le cap, car « un resserrement insuffisant maintenant pourrait mener à des actions plus douloureuses plus tard ».

Malgré tout, les marchés financiers, plus optimistes, anticipent un repli des taux en fin d’année.

Les perspectives conjoncturelles sont embrouillées.

Les faillites bancaires aux États-Unis ont fragilisé davantage l’immobilier commercial, déjà aux prises avec une dette plus chère et un pénible ajustement au commerce et au travail en ligne. D’ailleurs, même si l’industrie bancaire semble stabilisée, il n’est pas dit que le stress des taux élevés ne réserve pas d’autres accidents dans le système financier.

Plus près de nous se profile l’impact décalé du renouvellement des emprunts hypothécaires à taux fixe sur le coût des loyers dans l’indice des prix à la consommation.

Un élément de plus qui fait craindre aux banques centrales que les anticipations inflationnistes ne deviennent autoréalisatrices. Voilà pourquoi elles tiennent un discours ferme pour recadrer les attentes, espérant ne pas devoir recourir au remède de cheval de Volcker.

Mais ce sont surtout des facteurs structurels du côté de l’offre qui me font craindre la persistance des pressions inflationnistes.

D’abord, la Chine n’est plus la source de biens bon marché qu’elle était depuis 20 ans. Ses coûts ont augmenté et on cherche maintenant des fournisseurs plus rapprochés et plus amicaux, mais parfois plus chers.

La décarbonation de l’économie exige une profonde transformation de la structure industrielle. Beaucoup d’équipements désuets seront remplacés par des technologies plus dispendieuses, du moins au début.

Les bouleversements climatiques déjà présents perturberont les récoltes et les flambées des prix alimentaires deviendront plus fréquentes.

Le vieillissement de la population n’est pas propre au Québec. L’ensemble des pays industrialisés subit des pénuries de main-d’œuvre qualifiée qui poussent les salaires à la hausse.

Un soulagement pourrait toutefois venir d’un bond de la productivité, qui déçoit depuis longtemps. L’intelligence artificielle déployée dans une vaste gamme d’activités devrait accroître l’efficience des procédés, tant dans la fabrication des biens que dans la livraison des services.

En revanche, l’utilisation malveillante de l’IA fait aussi redouter l’aggravation des fractures politiques. Pensez un seul instant à la désinformation qu’elle pourrait propager sous un Trump déchaîné, de retour à la Maison-Blanche. Un bien petit pas nous sépare de la politique fiction.

La pandémie a alourdi la dette publique de bien des pays. La guerre en Ukraine et les tensions grandissantes avec la Chine annoncent une nouvelle poussée des dépenses publiques, en armements cette fois.

Après Volcker, de l’ère Greenspan jusqu’à la grande crise financière de 2008-2009, sous Bernanke, la politique monétaire a connu un âge d’or appelé Grande Modération, où l’économie a connu une croissance non inflationniste et de rares récessions. Cette relative stabilité appartient à une époque révolue.

Or, les modèles économétriques des banques centrales qui servent à projeter l’avenir s’appuient sur des relations historiques entre des variables clés. Ils parviennent difficilement à prévoir les ruptures de tendance et doivent alors être suppléés par le jugement, lui aussi limité lorsque placé devant des phénomènes rares.

Je plains mes anciens collègues qui doivent naviguer à vue.