Une ancienne députée caquiste, Émilie Foster, devenue professeure, a lancé un débat important sur la très critiquée « ligne de parti » ⁠1. Elle affirmait que cette discipline obligatoire « écrase » les simples députés. La réponse du premier ministre a été rapide : « Tout le monde doit être solidaire.⁠2 »

Oui, la discipline de parti est un cancer qui ronge la démocratie, mais c’est également un outil démocratique incontournable. L’affaire est complexe. Essayons de la démêler.

Avant d’aborder la question de la ligne de parti, réglons d’abord celle des partis eux-mêmes : tout commence là.

De l’Athènes de Périclès où les démocrates et les oligarques s’affrontaient en passant par la Rome de Jules César divisée entre populares et les optimates, les partis politiques ont toujours existé. Pourquoi ? Parce qu’il est normal et nécessaire, quand on veut changer le monde, de se rassembler pour défendre des idées et, bien sûr, pour tenter de prendre le pouvoir pacifiquement. C’est l’essence même de la démocratie.

D’ailleurs, quand il n’y a pas officiellement de parti, comme dans plusieurs municipalités, il y a toujours un « clan du pouvoir », une clique, un parti politique non officiel, regroupé autour du maire.

Les partis font sortir de l’ombre ces regroupements, rendent public le programme de gouvernement, permettent aux citoyens de savoir qui gouverne vraiment, présentent une façon de travailler plus transparente. Et c’est là que la ligne de parti entre en jeu.

Ligne de parti : pourquoi ?

Primo. Le Cabinet, l’ensemble des ministres, exerce le pouvoir exécutif au quotidien. Ce sont eux qui, collectivement, gèrent l’État. Pour avoir le droit de le faire, le Cabinet doit « avoir la confiance de l’Assemblée nationale », c’est-à-dire l’appui d’une majorité de députés, et ce, en tout temps (sinon il tombe et les élections sont déclenchées). Quand le gouvernement est majoritaire, la discipline de parti lui donne cette assurance, donc il peut gouverner. S’il est minoritaire, il doit faire une coalition pour y arriver.

Secundo. La ligne de parti permet aux équipes politiques d’avoir des messages clairs.

Tertio. La ligne de parti vise à obliger les élus à respecter le programme du parti pour lequel ils ont été élus (les partis respectent d’ailleurs leurs engagements la majorité du temps⁠3).

Le problème

Avec le temps, ces trois raisons d’avoir une ligne de parti en ont fait une règle absolue, sans nuance. Pourtant, la nuance serait bienvenue.

Dans le contexte réel de la politique, les députés ont des responsabilités qui, parfois, se contredisent : représenter les opinions de leurs électeurs, respecter le programme de leur parti, rester fidèles à leurs valeurs personnelles, prendre des décisions courageuses (abandonner une promesse, car elle coûte plus cher que prévu), etc. L’arbitrage entre toutes ces obligations n’est pas chose facile, mais les députés auraient l’âme en paix s’ils pouvaient au moins le faire eux-mêmes. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est le chef et son équipe qui tranchent à leur place. Pourquoi faire de la politique si c’est pour agir en plante verte ?

Par ailleurs, les partis en sont venus à considérer presque tous les votes comme un « test de confiance » de l’Assemblée nationale, ce qui n’est absolument pas requis. En effet, ce n’est pas toujours la loi ou la procédure qui détermine si un vote est un vote de confiance ou non, c’est très souvent un choix politique.

Le gouvernement peut tout à fait augmenter considérablement le recours aux votes libres, cela lui appartient. Il augmenterait ainsi les espaces de libertés des élus.

Par exemple, l’ancienne députée Foster affirmait avoir été mal à l’aise d’avoir à voter contre un rapport de la commissaire à l’éthique qui blâmait le ministre Fitzgibbon. C’est le genre de vote qui devrait toujours être libre, il n’engage pas la légitimité de tout le gouvernement : au ministre de convaincre les députés de l’appuyer ! Dans pareil contexte où tout est un vote de confiance, les députés, qui n’ont déjà presque pas de pouvoir, perdent même celui de s’exprimer. C’est grave.

On nous dira que les débats se font « à l’interne ». Ce n’est pas tout à fait vrai. Dans un système à la britannique comme le nôtre, le premier ministre fait ou défait la carrière des élus. Le contredire, même en privé, est un exercice à haut risque.

À Action Gatineau, mon ancien parti, nous avions limité l’exercice de la discipline de parti à ce qui était strictement dans le programme. La liberté des élus était grande, car, au conseil comme à l’Assemblée nationale, les votes qui portent directement sur un élément de programme sont assez rares.

Au début, les médias soulignaient systématiquement les dissensions dans notre caucus. Avec le temps, ils s’y sont habitués. Nous avions dégagé un vaste espace de liberté pour les conseillers, ce qui rendait leur travail plus agréable et plus significatif. Autre effet positif, comme chef, je n’avais plus à arbitrer systématiquement tous les désaccords.

La ligne de parti, comme les partis eux-mêmes, a son utilité. Toutefois, les partis doivent modérer l’usage qu’ils en font, c’est possible, c’est souhaitable, c’est faisable.

1. Lisez « Les simples députés “écrasés” par la ligne de parti, selon une ex-élue caquiste » 2. Lisez « Ligne de parti de la CAQ : “Tout le monde doit être solidaire”, se défend François Legault » 3. Consultez le Polimètre