Mon premier voyage professionnel a eu lieu à l’écoquartier d’Ørestad, à Copenhague. Je me souviens d’une planification remarquable. Une grande zone à redévelopper, un transport collectif structurant, les meilleures pratiques de développement durable, les écoles innovantes sur le site, les parcs aménagés, les services complétés et un concours d’architecture pour choisir les différents promoteurs qui auraient la chance de s’y retrouver. Quelle exemplarité que ces Danois !

Et pourtant, je me rappelle surtout ces espaces tellement grands qu’ils donnent l’impression d’être vides. Du manque de vie. De mon sentiment d’ennui à marcher d’un super-îlot à un autre. Des rares cafés, bios, mais très peu achalandés. Alors que tous s’enthousiasmaient sur le savoir-faire scandinave, je n’arrivais pas à partager leur engouement ni à m’expliquer la source de ma déception. C’était cérébralement stimulant de visiter ces lieux, mais je n’avais pas envie de m’y attarder.

Cette planification représentait le rêve de tout promoteur, mais est-ce que l’expérience humaine et urbaine en était grandie ? Est-ce qu’on s’y sentait mieux ? Est-ce qu’on avait envie d’y habiter, d’y marcher, d’y flâner ?

Je suis bien consciente que le développement scandinave est encensé par le monde entier et j’en reconnais les mérites. L’intervention des autorités en amont pour construire des infrastructures, des services et offrir des transports en commun s’avère fondamentale pour développer des projets d’envergure. Toutefois, je ne pouvais faire autrement que de conclure qu’Ørestad manquait d’âme.

C’est lors d’un voyage consacré à l’architecture, à Rotterdam cette fois-ci, que j’ai compris ce qui rendait les espaces plus chaleureux. Je suis entrée dans un grand café bondé de monde et je m’y suis tout de suite sentie chez moi. J’ai porté attention aux planchers vieillis, à la peinture parfois écaillée sur les colonnes, à la lumière magnifique qui traversait les grandes fenêtres à carreaux un peu sales… et j’ai réalisé que c’est dans ces petites imperfections que les lieux deviennent attachants.

PHOTO VERÓNICA PÉREZ TEJEDA, ARCHIVES LA PRESSE

Le Fenix Food Factory, à Rotterdam

Bien que Rotterdam aussi ait fait le pari de l’architecture signature, c’est l’approche ascendante, communément appelée bottom up approach, qui a retenu mon attention. Cette idée selon laquelle les citoyens doivent assumer une responsabilité partagée et active dans la vitalité urbaine. Et que les initiatives populaires sont déterminantes pour le succès de nos communautés, autant d’un point de vue social et économique que culturel.

À Rotterdam, cette approche est omniprésente et se traduit par beaucoup d’interventions éclectiques. L’envahissement des berges par de petits marchés. De l’art extérieur. Des constructions temporaires. Des terrasses spontanées.

La réhabilitation par la population d’un ancien chemin de fer pour en faire une zone d’agriculture urbaine ; version citoyenne de la High Line de New York. C’était moins lisse, moins entretenu, moins organisé, mais c’était vivant, ressenti, sincère. On avait envie de s’y impliquer, de participer à notre manière, d’y ajouter notre touche. Comme si le fait que ce ne soit pas parfaitement exécuté nous inspirait et nous donnait le goût d’y mettre notre grain de sel.

Et j’ai envie de nous dire qu’ici, à Montréal, nous n’avons pas à être complexés. Nous les avons, ces imperfections qui nous donnent envie d’appartenance. Ces espaces qui sont suffisamment aménagés pour qu’ils soient agréables, mais qui donnent envie aux gens de s’approprier l’espace public, de l’aménager à leur image, de l’inventer selon l’heure ou l’usage. Nos ruelles en sont des exemples formidables. Nos berges du canal de Lachine aussi. En réalité, ce sont les gens qui font la ville. Leur implication, leur envie de connivence, leur complicité, leur inventivité des lieux. Leur envie d’y passer du temps, de s’ouvrir aux possibilités, aux étrangers, aux hasards.

Quand c’est trop parfait, trop achevé, trop poli, il n’y a plus de place à l’improvisation. Il n’y a plus de place pour l’authenticité. N’est-ce pas vrai pour les lieux autant que pour les humains ? N’aime-t-on pas mieux les gens qui ont quelques défauts plutôt que ceux qui prétendent être irréprochables ?

Notre Montréal est imparfait et c’est pour ça qu’on l’aime. Il a encore plein d’endroits à développer qui ne demandent qu’à être animés. Nous avons, chez nous, cette expertise et les groupes capables d’accompagner les ambitions collectives. Il ne reste plus qu’à se donner la flexibilité d’adapter le cadre réglementaire et d’assouplir les normes usuelles pour permettre l’originalité.

À l’heure où nous sommes à redévelopper de grandes zones urbaines, ne devrions-nous pas nous assurer de créer des lieux appropriables, de laisser de l’espace moins planifié pour ouvrir la porte à la créativité citoyenne ? Donnons-nous le goût de nous impliquer, d’avoir des idées et de les concrétiser.

Amenons de la vie dans ces endroits imparfaits. Sortons nos tables à pique-nique, nos pousses, nos guirlandes lumineuses et nos bouteilles de vin. Laissons nos enfants se construire des cabanes, des kiosques à limonade et des rampes de patins à roulettes.

Approprions-nous notre ville imparfaite.